à mon honneur.
«Malgré ces embarras d'argent causés le plus souvent par des besoins
imprévus, mais dans plus d'une circonstance aussi, je l'avoue, par une
mauvaise administration, j'espérais pouvoir suivre jusqu'au bout le plan
que je m'étais tracé pour l'éducation de Madeleine, quand un incident
désastreux vint bouleverser toutes mes combinaisons: la maison dans
laquelle notre capital était placé se trouva en mauvaises affaires, et de
telle sorte que si nous n'apportions pas une nouvelle mise de fonds tout
était perdu. Sans économies, sans ressources autres que celles
provenant de mon traitement, il m'était difficile, pour ne pas dire
impossible, de me procurer la somme nécessaire pour cet apport.
J'aurais pu, il est vrai, la demander à ton père; mais j'en étais empêché
par des raisons, à mes yeux décisives: ton père m'ayant déjà aidé dans
plusieurs circonstances, je ne pouvais m'adresser à lui sans augmenter
les obligations que j'avais déjà contractées à son égard dans des
proportions qui n'étaient nullement en rapport avec ma situation
financière; en un mot, je n'empruntais plus, je me faisais donner; enfin,
je ne voulais pas m'exposer à voir nos relations fraternelles gênées par
des questions d'argent, et même à voir les liens d'amitié qui nous
unissaient brisés par ces questions. Mais ce que je n'avais pas voulu
faire, un de nos cousins le fit à mon insu, et ton père apprit les
difficultés de ma situation; il vint à Rouen et voulut régler cette affaire
d'après certains principes de commerce qui n'étaient pas les miens. Une
discussion s'ensuivit entre nous; tu sais combien nos idées sont
différentes sur presque tous les points; cette discussion s'envenima et se
termina par une rupture complète, telle que nos relations ont été brisées
et que depuis ce jour nous ne nous sommes pas revus, malgré certaines
avances que j'ai cru devoir faire, mais qui ont trouvé ton père
implacable.
«Si difficile que fût ma position, je parvins cependant à me procurer la
somme qu'il me fallait, mais ce fut au prix d'engagements très-lourds
que je ne contractai que parce que j'avais la conviction que notre affaire
devait reprendre et bien marcher. Elle ne reprit point. Elle vient de
s'effondrer, me laissant ruiné, et ce qui est plus terrible, endetté pour
des sommes qu'il m'est impossible de payer.
«Si l'insolvabilité est grave pour tout le monde, combien plus encore
l'est-elle pour un magistrat! admets-tu que le chef d'un parquet
poursuivi par les huissiers soit obligé de parlementer avec eux, d'user
de finesses plus ou moins légales, de les abuser, de les prier d'attendre?
Les prier!
«Ce n'est pas tout.
«Il y a quatre mois je remarquai un affaiblissement dans ma vue, ou
plus justement du trouble et de l'obscurité. Tout d'abord je ne m'en
inquiétai pas. Mais bientôt les objets ne m'apparurent plus qu'entourés
d'un nuage et avec des formes confuses; en lisant, les lettres semblaient
vaciller devant mes yeux, et se réunir toutes ensemble au point que je
n'apercevais plus qu'une ligne noire uniforme.
«Je consultai le docteur La Roë, que tu connais bien; il constata une
amaurose qui dans un temps plus ou moins long devait me rendre
aveugle.
«On ne reste pas impassible sous le coup d'une pareille menace.
Cependant je ne me laissai pas accabler, je résolus d'employer ce que
j'avais d'énergie et d'intelligence à lutter. Un de mes collègues et des
plus éminents est aveugle; ce qui ne l'empêche pas de remplir les
devoirs de sa charge: j'espérai pouvoir suivre son exemple et remplir
aussi les miens.
«Tu as fait ton droit, tu sais que notre travail est de deux espèces, celui
du cabinet et celui de l'audience; dans le cabinet on lit les dossiers, on
prend des notes, c'est-à-dire qu'on fait usage des yeux; à l'audience on
conclut, c'est-à-dire qu'on fait surtout usage de la parole. Lorsque je
sortis de chez mon médecin, je rentrai chez moi et aussitôt je révélai la
vérité ou tout au moins une partie de la vérité à Madeleine, en lui
expliquant d'autre part notre situation financière; puis je lui demandai si
elle voulait me servir de secrétaire et me lire les dossiers que j'avais à
étudier, en un mot être, selon l'expression de Sophocle, «la fille dont les
yeux voient pour elle et pour son père.»
«Elle non plus ne s'abandonna pas, et si un mouvement irrésistible de
désespoir la fit jeter dans mes bras, elle réagit contre cette faiblesse, et
tout de suite nous nous mîmes au travail.
«Ces doigts habitués à manier le pinceau et le crayon ou à courir sur les
touches du piano tournèrent les feuillets poudreux des dossiers; ces
lèvres qui jusqu'à ce jour n'avaient prononcé que des phrases
harmonieuses savamment arrangées par nos grand écrivains,
prononcèrent les mots baroques du grimoire en usage chez les notaires
et les avoués.
«Et moi, assis
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