Bruges-la-morte | Page 7

Georges Rodenbach
morte qui maintenant souriait là-bas, s'avançait, tendait les
bras.
Et plus ressemblante ainsi, ressemblante à en pleurer, avec ses yeux
dont le bistre accentuait le crépuscule, avec ses cheveux apparents, d'un
or unique comme l'autre...
Saisissante apparition, toute fugitive, sur laquelle bientôt le rideau
tomba.
Hugues, la tête en feu, bouleversé et rayonnant, s'en retourna au long
des quais, comme halluciné encore par la vision persistante qui ouvrait
toujours devant lui, même dans la nuit noire, son cadre de lumière...
Ainsi le docteur Faust, acharné après le miroir magique où la céleste
image de femme se dévoile!
IV
Hugues eut vite fait d'être renseigné sur elle. Il sut son nom: Jane Scott,
qui figurait en vedette sur l'affiche; elle résidait à Lille, venant deux
fois par semaine, avec la troupe dont elle faisait partie, donner des
représentations à Bruges.
Les danseuses ne passent guère pour être puritaines. Un soir donc,
induit à se rapprocher d'elle par le charme douloureux de cette
ressemblance, il l'aborda.
Elle répondit, sans avoir l'air surpris et comme s'attendant à la rencontre,
d'une voix qui bouleversa Hugues jusqu'à l'âme. La voix aussi! La voix
de l'autre, toute semblable et réentendue, une voix de la même couleur,
une voix orfévrée de même. Le démon de l'Analogie se jouait de lui!
Ou bien y a-t-il une secrète harmonie dans les visages et faut-il qu'à tels
yeux, à telle chevelure corresponde une voix appariée?
Pourquoi n'aurait-elle pas également la parole de la morte puisqu'elle
avait ses prunelles dilatées et noires dans de la nacre, ses cheveux d'or
rare et d'un alliage qui semblait introuvable? En la voyant maintenant

de plus près, de tout près, nulle différence ne s'avérait entre la femme
ancienne et la nouvelle. Hugues en demeurait confondu et que celle-ci,
malgré les poudres, le fard, la rampe qui brûle, eût le même teint
naturel de pulpe intacte. Et, dans l'allure aussi, rien du genre désinvolte
des danseuses: une toilette sobre, un esprit qui semblait réservé et doux.
Plusieurs fois, Hugues la revit, conversa avec elle. Le sortilège de la
ressemblance opérait... Il n'avait eu garde cependant de retourner au
théâtre. Le premier soir, ç'avait été une manigance adorable de la
destinée. Puisqu'elle devait être pour lui l'illusion de sa morte retrouvée,
il était juste qu'elle lui apparût d'abord comme une ressuscitée,
descendant d'un tombeau parmi un décor de féerie et de clair de lune.
Mais désormais il n'entendait plus se la figurer ainsi. Elle était la morte
redevenue femme, ayant recommencé sa vie à l'ombre, s'habillant
d'étoffes tranquilles. Pour que l'évocation fût sauve, Hugues ne voulut
plus voir la danseuse qu'en toilette de ville, mieux ressemblante ainsi et
toute pareille.
Maintenant il allait la visiter souvent, chaque fois qu'elle jouait,
l'attendant à l'hôtel où elle descendait. D'abord il se contenta du
mensonge consolant de son visage. Il cherchait dans ce visage la figure
de la morte. Pendant de longues minutes, il la regardait, avec une joie
douloureuse, emmagasinant ses lèvres, ses cheveux, son teint, les
décalquant au fil de ses yeux stagnants... Élan, extase du puits qu'on
croyait mort et où s'enchâsse une présence. L'eau n'est plus nue; le
miroir vit!
Pour s'illusionner aussi avec sa voix, il baissait parfois les paupières, il
l'écoutait parler, il buvait ce son, presque identique à s'y méprendre,
sauf par instant un peu de sourdine, un peu d'ouate sur les mots. C'était
comme si l'ancienne eût parlé derrière une tenture.
Pourtant, de cette première apparition sur la scène, un souvenir
troublant persistait: il avait entrevu ses bras nus, sa gorge, la ligne
souple du dos et se les imaginait aujourd'hui dans la robe close.
Une curiosité de chair s'infiltra.

Qui dira les passionnées étreintes d'un couple qui s'aime, longuement
séparé? Or la mort ici n'avait été qu'une absence, puisque la même
femme était retrouvée.
En regardant Jane, Hugues songeait à la morte, aux baisers, aux
enlacements de naguère. Il croirait reposséder l'autre, en possédant
celle-ci. Ce qui paraissait fini à jamais allait recommencer. Et il ne
tromperait même pas l'Épouse, puisque c'est elle encore qu'il aimerait
dans cette effigie et qu'il baiserait sur cette bouche telle que la sienne.
Hugues connut ainsi de funèbres et violentes joies. Sa passion ne lui
apparut pas sacrilège mais bonne, tant il dédoubla ces deux femmes en
un seul être--perdu, retrouvé, toujours aimé, dans le présent comme
dans le passé, ayant des yeux communs, une chevelure indivise, une
seule chair, un seul corps auquel il demeurait fidèle.
Chaque fois maintenant que Jane arrivait à Bruges, Hugues la rejoignit,
soit à la fin de l'après-midi, avant le spectacle; mais surtout après, dans
les silencieux minuits où, jusque tard, il s'enchantait auprès d'elle:
malgré l'évidence, son grand deuil intact, les appartements d'hôtel
toujours l'air étrangers et transitoires, il parvenait peu à peu à se
persuader que les mauvaises années
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