Bruges-la-morte | Page 6

Georges Rodenbach
sa tête vaciller à cette
pensée qui lui faisait du bien et du mal à la fois. Mais résister à la
suggestion, il n'y songea même pas. Et sans réfléchir à rien: ni aux
allures désordonnées où il s'abandonnait depuis une heure, ni à la
déraison de son nouveau projet, ni à l'anomalie d'assister à une
représentation théâtrale malgré le grand deuil dont il était vêtu
éternellement, il se dirigea sans hésiter vers le bureau, demanda un
fauteuil et pénétra dans la salle.
Son oeil fouilla vite toutes les places, les rangs de stalles, les baignoires,

les loges, les galeries supérieures qui se remplissaient peu à peu,
éclairées par la lumière contagieuse des lustres. Il ne la retrouva pas,
tout déconcerté, inquiet, triste. Quel mauvais hasard se jouait de lui?
Hallucinant visage tour à tour montré et dérobé! Apparitions
intermittentes, comme celle de la lune dans les nuages! Il attendit,
chercha encore. Des spectateurs attardés se hâtaient, gagnant leurs
places dans un bruit grinçant de portes et de banquettes.
Elle seule n'arrivait point.
Il commença à regretter son action irréfléchie. D'autant plus qu'on avait
remarqué sa présence et qu'on s'en étonna en une insistance de jumelles
qu'il ne fut pas sans apercevoir. Certes, il ne fréquentait personne,
n'avait noué de relations avec aucune famille, vivait seul. Mais chacun
le connaissait de vue, au moins, savait qui il était et son noble désespoir,
en cette Bruges peu populeuse, si inoccupée, où tout le monde se
connaît, s'enquiert des nouveaux venus, informe ses voisins et se
renseigne auprès d'eux.
Ce fut une surprise, presque la fin d'une légende, et le triomphe des
malins qui avaient toujours souri quand on parlait du veuf inconsolable.
Hugues, par on ne sait quel fluide qui se dégage d'une foule quand elle
s'unifie en une pensée collective, eut l'impression à ce moment d'une
faute vis-à-vis de lui-même, d'une noblesse parjurée, d'une première
fêlure au vase de son culte conjugal par où sa douleur, bien entretenue
jusqu'ici, s'égoutterait toute.
Cependant l'orchestre venait d'entamer l'ouverture de l'oeuvre qu'on
allait représenter. Il avait lu sur le programme de son voisin, le titre en
gros caractère: Robert le Diable, un de ces opéras de vieille mode dont
se compose presque infailliblement le spectacle en province. Les
violons déroulaient maintenant les premières mesures.
Hugues se sentit plus troublé encore. Depuis la mort de sa femme, il
n'avait entendu aucune musique. Il avait peur du chant des instruments.
Même un accordéon dans les rues, avec son petit concert asthmatique et
acidulé, lui tirait des larmes. Et aussi les orgues, à Notre-Dame et à

Sainte-Walburge, le dimanche, quand ils semblaient draper par-dessus
les fidèles des velours noirs et des catafalques de sons.
La musique de l'opéra maintenant lui noyait les méninges; les archets
lui jouaient sur les nerfs. Un picotement lui vint aux yeux. S'il allait
pleurer encore? Il songeait à partir quand une pensée étrange lui
traversa l'esprit: la femme de tantôt qu'il avait, comme dans un coup de
folie et pour le baume de sa ressemblance, suivie jusqu'en cette salle, ne
s'y trouvait pas, il en était sûr. Pourtant, elle était entrée au théâtre,
presque sous ses yeux. Mais si elle ne se trouvait pas dans la salle,
peut-être allait-elle apparaître sur la scène?
Profanation qui, d'avance, lui déchirait toute l'âme. Le visage identique,
le visage de l'épouse elle-même dans l'évidence de la rampe et souligné
de maquillages. Si cette femme, suivie ainsi et disparue brusquement
sans doute par quelque porte de service, était une actrice et qu'il allait la
voir surgir, gesticulant et chantant? Ah! sa voix? serait-ce aussi la
même voix, pour continuer la diabolique ressemblance--cette voix de
métal grave, comme d'argent avec un peu de bronze, qu'il n'avait plus
jamais entendue, jamais?
Hugues se sentit tout bouleversé, rien que par la possibilité d'un hasard
qui pourrait bien aller jusqu'au bout; et, plein d'angoisse, il attendit,
avec une sorte de pressentiment qu'il avait soupçonné juste.
Les actes s'écoulèrent, sans rien lui apprendre. Il ne la reconnut pas
parmi les chanteuses, ni non plus parmi les choristes, fardées et peintes
comme des poupées de bois. Inattentif, pour le reste, au spectacle, il
était décidément résolu à partir après la scène des Nonnes dont le décor
de cimetière le ramenait à toutes ses pensées mortuaires. Mais tout à
coup, au récitatif d'évocation, quand les ballerines, figurant les Soeurs
du cloître réveillées de la mort, processionnent en longue file, quand
Helena s'anime sur son tombeau et, rejetant linceul et froc, ressuscite,
Hugues éprouva une commotion comme un homme sorti d'un rêve noir
qui entre dans une salle de fête dont la lumière vacille aux balances
trébuchantes de ses yeux.
Oui! c'était elle! Elle était danseuse! Mais il n'y songea même pas une

minute. C'était vraiment la morte descendue de la pierre de son sépulcre,
c'était sa
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