Bruges-la-morte | Page 5

Georges Rodenbach
recul des années; il lui suffisait de songer au dernier ou au
pénultième soir. C'était tout proche et tout simple maintenant. Son oeil
avait emmagasiné le cher visage une nouvelle fois; la récente empreinte
s'était fusionnée avec l'ancienne, se fortifiant l'une par l'autre, en une
ressemblance qui maintenant donnait presque l'illusion d'une présence
réelle.
Hugues, les jours suivants, se trouva tout hanté. Donc une femme
existait, absolument pareille à celle qu'il avait perdue. Pour l'avoir vue
passer, il avait fait, une minute, le rêve cruel que celle-ci allait revenir,
était revenue et s'avançait vers lui, comme naguère. Les mêmes yeux, le
même teint, les mêmes cheveux-- toute semblable et adéquate. Caprice
bizarre de la Nature et de la Destinée!
Il aurait voulu la revoir. Peut-être qu'il ne la reverrait jamais plus.
Pourtant, rien que de la savoir proche et de pouvoir la rencontrer, il lui
semblait qu'il se sentait moins seul et moins veuf. Est-il vraiment veuf,
celui dont la femme n'est qu'absente et réapparaît en de brefs retours?
Il s'imaginerait retrouver la morte quand passerait celle qui lui
ressemble. Dans cet espoir, il alla à la même heure du soir, vers les
parages où il l'avait vue; il arpenta le vieux quai aux pignons noircis,

aux fenêtres embéguinées de rideaux de mousseline derrière lesquels
des femmes inoccupées, vite curieuses de son va-et-vient, l'épièrent; il
s'enfonça dans les rues mortes, les ruelles tortueuses, espérant la voir
déboucher, brusque, à quelque angle d'un carrefour.
Une semaine s'écoula ainsi, d'attente toujours déçue. Il y pensait déjà
moins quand, un lundi--le même jour précisément que la première
rencontre--il la revit, tout de suite reconnue, qui s'avançait vers lui, de
la même marche balancée. Plus encore que la précédente fois, elle lui
apparut d'une ressemblance totale, absolue et vraiment effrayante.
D'émoi, son coeur s'était presque arrêté, comme s'il allait mourir; son
sang lui avait chanté aux oreilles; des mousselines blanches, des voiles
de noce, des cortèges de Communiantes avaient brouillé ses yeux. Puis,
toute proche et noire, la tache de la silhouette qui allait passer contre
lui.
La femme avait remarqué son trouble sans doute, car elle regarda de
son côté, l'air étonné. Ah! Ce regard récupéré, sorti du néant! Ce regard
qu'il n'avait jamais cru revoir, qu'il imaginait délayé dans la terre, il le
sentait maintenant sur lui, posé et doux, refleuri, recaressant. Regard
venu de si loin, ressuscité de la tombe, et qui était comme celui que
Lazare a dû avoir pour Jésus.
Hugues se trouva sans force, tout l'être attiré, entraîné dans le sillage de
cette apparition. La morte était là devant lui: elle cheminait; elle s'en
allait. Il fallait marcher derrière elle, s'approcher, la regarder, boire ses
yeux retrouvés, rallumer sa vie à ses cheveux qui étaient de la lumière.
Il fallait la suivre, sans discuter, simplement, jusqu'au bout de la ville et
jusqu'au bout du monde.
Il n'avait pas raisonné; mais, machinalement, s'était remis à marcher
derrière elle, tout près cette fois, avec la peur haletante de la perdre
encore, à travers cette vieille ville aux rues en circuits et en méandres.
Certes, il n'avait pas songé une minute à cette action anormale de sa
part: suivre une femme. Eh non! c'est sa femme qu'il suivait, qu'il
accompagnait, dans cette crépusculaire promenade et qu'il allait

reconduire jusqu'à son tombeau...
Hugues marchait toujours, aimanté, comme dans un rêve, aux côtés de
l'inconnue ou derrière elle, sans même s'apercevoir qu'après les quais
solitaires, ils avaient atteint maintenant les rues marchandes, le centre
de la ville, la Grand'Place où la Tour des Halles, immense et noire, se
défendait contre la nuit envahissante avec le bouclier d'or de son
cadran.
La jeune femme, svelte et rapide, l'air de se dérober à cette poursuite,
s'était engagée dans la rue Flamande--aux vieilles façades ornementées
et sculptées comme des poupes--apparaissant plus nette et d'une
silhouette mieux découpée chaque fois qu'elle passait devant la vitrine
éclairée d'un magasin ou le halo répandu d'un réverbère.
Puis il la vit brusquement traverser la rue, s'acheminer vers le théâtre
dont les portes étaient ouvertes, et elle entra.
Hugues ne s'arrêta pas... Il était devenu une volonté inerte, un satellite
entraîné. Les mouvements de l'âme ont aussi leur vitesse acquise.
Obéissant à l'impulsion antérieure, il pénétra à son tour dans le
vestibule où la foule affluait. Mais la vision s'était évanouie. Nulle part,
ni parmi le public qui faisait queue, ni au contrôle, ni dans les escaliers,
il n'aperçut la jeune femme. Où avait-elle disparue? Par quel couloir?
Par quelle porte latérale? Car il l'avait vue entrer, sans erreur possible.
Elle allait au spectacle sans doute. Elle serait dans la salle tout à l'heure.
Elle y était déjà peut-être, installée en quelque fauteuil ou dans la rouge
obscurité d'une loge. La retrouver! La revoir! La contempler
distinctement une soirée tout entière! Il sentait
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