Bruges-la-morte | Page 3

Georges Rodenbach
il
voyageait avec sa femme, vivant à sa fantaisie, d'une existence un peu
cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la mer, il y était venu
avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d'ici pût influencer
leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s'était ressouvenu de Bruges et
avait eu l'intuition instantanée qu'il fallait s'y fixer désormais. Une
équation mystérieuse s'établissait. À l'épouse morte devait correspondre

une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui
serait supportable qu'ici. Il y était venu d'instinct. Que le monde,
ailleurs, s'agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il
avait besoin de silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne
lui donnerait presque plus la sensation de vivre.
Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, étouffer les
pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi les
voix semblent-ils déranger la charpie et rouvrir la plaie?
Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.
Dans l'atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait
moins senti la souffrance de son coeur, il avait pensé plus doucement à
la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des
canaux son visage d'Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson
grêle et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets.
Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s'unifiait en une
destinée pareille. C'était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau
de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand
avait cessé d'y battre la grande pulsation de la mer.
Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le noir
souvenir le hanta, émergea de dessous les ponts où pleurent les visages
de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos,
des vitres comme des yeux brouillés d'agonie, des pignons décalquant
dans l'eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du
Miroir, s'éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées
de peupliers. Et partout, sur sa tête, l'égouttement froid, les petites notes
salées des cloches de paroisse, projetées comme d'un goupillon pour
quelque absoute.
Dans cette solitude du soir et de l'automne, où le vent balayait les
dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d'avoir fini sa vie
et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une ombre s'allongeât des
tours sur son âme; qu'un conseil vînt des vieux murs jusqu'à lui; qu'une

voix chuchotante montât de l'eau-- l'eau s'en venant au-devant de lui,
comme elle vint au-devant d'Ophélie, ainsi que le racontent les
fossoyeurs de Shakespeare.
Plus d'une fois déjà il s'était senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la
lente persuasion des pierres; il avait vraiment surpris l'ordre des choses
de ne pas survivre à la mort d'alentour.
Et il avait songé à se tuer, sérieusement et longtemps. Ah! cette femme,
comme il l'avait adorée! Ses yeux encore sur lui! Et sa voix qu'il
poursuivait toujours, enfouie au bout de l'horizon, si loin! Qu'avait-elle
donc, cette femme, pour se l'être attaché tout, et l'avoir dépris du monde
entier, depuis qu'elle était disparue. Il y a donc des amours pareils à ces
fruits de la Mer Morte qui ne vous laissent à la bouche qu'un goût de
cendre impérissable!
S'il avait résisté à ses idées fixes de suicide, c'est encore pour elle. Son
fond d'enfance religieuse lui était remonté avec la lie de sa douleur.
Mystique, il espérait que le néant n'était pas l'aboutissement de la vie et
qu'il la reverrait un jour. La religion lui défendait la mort volontaire.
C'eût été s'exiler du sein de Dieu et s'ôter la vague possibilité de la
revoir.
Il vécut donc; il pria même, trouvant un baume à se l'imaginer,
l'attendant, dans les jardins d'on ne sait quel ciel; à rêver d'elle, dans les
églises, au bruit de l'orgue.
Ce soir-là, il entra, en passant, dans l'église Notre-Dame où il se plaisait
à venir souvent, à cause de son caractère mortuaire: partout, sur les
parois, sur le sol, des dalles tumulaires avec des têtes de mort, des noms
ébréchés, des inscriptions rongées aussi comme des lèvres de pierre...
La mort elle-même ici effacée par la mort.
Mais, tout à côté, le néant de la vie s'éclairait par la constante vision de
l'amour se perpétuant dans la mort, et c'est pour cela que Hugues venait
souvent en pèlerinage à cette église: c'étaient les tombeaux célèbres de
Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne, au fond d'une chapelle
latérale. Comme ils étaient émouvants! Elle surtout, la douce princesse,

les doigts juxtaposés, la tête sur un coussin, en robe de cuivre, les pieds
appuyés à un chien symbolisant la fidélité, toute rigide sur
l'entablement du sarcophage. Ainsi sa morte reposait à jamais sur
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