portes d'ordinaire closes.
Il appela dans le silence sa vieille servante: «Barbe!... Barbe!...»
Aussitôt la femme apparut dans l'embrasure de la première porte, et
devinant pourquoi son maître l'avait hélée:
--Monsieur, fît-elle, j'ai dû m'occuper des salons aujourd'hui, parce que
demain c'est fête.
--Quelle fête? demanda Hugues, l'air contrarié.
--Comment! monsieur ne sait pas? Mais la fête de la Présentation de la
Vierge. Il faut que j'aille à la messe et au salut du Béguinage. C'est un
jour comme un dimanche. Et puisque je ne peux pas travailler demain,
j'ai rangé les salons aujourd'hui.»
Hugues Viane ne cacha pas son mécontentement. Elle savait bien qu'il
voulait assister à ce travail-là. Il y avait, dans ces deux pièces, trop de
trésors, trop de souvenirs d'Elle et de l'autrefois pour laisser la servante
y circuler seule. Il désirait pouvoir la surveiller, suivre ses gestes,
contrôler sa prudence, épier son respect. Il voulait manier lui-même,
quand il les fallait déranger pour l'enlèvement des poussières, tel
bibelot précieux, tels objets de la morte, un coussin, un écran qu'elle
avait fait elle-même. Il semblait que ses doigts fussent partout dans ce
mobilier intact et toujours pareil, sofas, divans, fauteuils où elle s'était
assise, et qui conservaient pour ainsi dire la forme de son corps. Les
rideaux gardaient les plis éternisés qu'elle leur avait donnés. Et dans les
miroirs, il semblait qu'avec prudence il fallût en frôler d'éponges et de
linges la surface claire pour ne pas effacer son visage dormant au fond.
Mais ce que Hugues voulait aussi surveiller et garder de tout heurt, ce
sont les portraits de la pauvre morte, des portraits à ses différents âges,
éparpillés un peu partout, sur la cheminée, les guéridons, les murs; et
puis surtout--un accident à cela lui aurait brisé toute l'âme--le trésor
conservé de cette chevelure intégrale qu'il n'avait point voulu enfermer
dans quelque tiroir de commode ou quelque coffret obscur--c'aurait été
comme mettre la chevelure dans un tombeau!--aimant mieux,
puisqu'elle était toujours vivante, elle, et d'un or sans âge, la laisser
étalée et visible comme la portion d'immortalité de son amour!
Pour la voir sans cesse, dans le grand salon toujours le même, cette
chevelure qui était encore Elle, il l'avait posée là sur le piano désormais
muet, simplement gisante--tresse interrompue, chaîne brisée, câble
sauvé du naufrage! Et, pour l'abriter des contaminations, de l'air humide
qui l'aurait pu déteindre ou en oxyder le métal, il avait eu cette idée,
naïve si elle n'eût pas été attendrissante, de la mettre sous verre, écrin
transparent, boîte de cristal où reposait la tresse nue qu'il allait chaque
jour honorer.
Pour lui, comme pour les choses silencieuses qui vivaient autour, il
apparaissait que cette chevelure était liée à leur existence et qu'elle était
l'âme de la maison.
Barbe, la vieille servante flamande, un peu renfrognée, mais dévouée et
soigneuse, savait de quelles précautions il fallait entourer ces objets et
n'en approchait qu'en tremblant. Peu communicative, elle avait les
allures, avec sa robe noire et son bonnet de tulle blanc, d'une soeur
tourière. D'ailleurs, elle allait souvent au Béguinage voir son unique
parente, la soeur Rosalie, qui était béguine.
De ces fréquentations, de ces habitudes pieuses, elle avait gardé le
silence, le glissement qu'ont les pas habitués aux dalles d'église. Et c'est
pour cela, parce qu'elle ne mettait pas de bruit ou de rires autour de sa
douleur, que Hugues Viane s'en était si bien accommodé depuis son
arrivée à Bruges. Il n'avait pas eu d'autre servante et celle-ci lui était
devenue nécessaire, malgré sa tyrannie innocente, ses manies de vieille
fille et de dévote, sa volonté d'agir à sa guise, comme aujourd'hui
encore où, à cause d'une fête anodine le lendemain, elle avait
bouleversé les salons à son insu et en dépit de ses ordres formels.
Hugues attendit pour sortir qu'elle eût rangé les meubles, s'assura que
tout ce qui lui était cher fût intact et remis en place. Puis tranquillisé,
les persiennes et les portes closes, il se décida à son ordinaire
promenade du crépuscule, bien qu'il ne cessât pas de pluviner, bruine
fréquente des fins d'automne, petite pluie verticale qui larmoie, tisse de
l'eau, faufile l'air, hérisse d'aiguilles les canaux planes, capture et transit
l'âme comme un oiseau dans un filet mouillé, aux mailles
interminables!
II
Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne
des quais, d'une marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu'il eût
seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été pour lui un automne
précoce. Les tempes étaient dégarnies, les cheveux pleins de cendre
grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au delà de la vie.
Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d'après-midi! Il l'aimait
ainsi! C'est pour sa tristesse même qu'il l'avait choisie et y était venu
vivre après le grand désastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand
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