coup lancé sans bruit.
Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. On avait marché
onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux
pour manger l'avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel
du Commerce on s'arrêta.
La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs; c'étaient les
heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque
chose.
Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l'on se fût attendu
à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses
lanternes qui éclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes
effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et
d'épouvante.
A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune
homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son
corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au
chasseur d'un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant
indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en
apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue,
imprimait aux lèvres un pli tombant.
Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton raide:--«Foulez-vous
tescentre, messieurs et tames?»
Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles
habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du
manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié.
Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de
prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens tout-puissants, le
regarda sans répondre.
Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves
et hautains devant l'ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d'être calme: le
démoc tourmentait d'une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre.
Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun représente
un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle,
tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui,
sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de
résistance commencée au défoncement des routes.
On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait présenter
l'autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le
signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde,
comparant les personnes aux renseignements écrits.
Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut.
Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une demi-heure était
nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux servantes avaient l'air de s'en occuper, on
alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une
porte vitrée marquée d'un numéro parlant.
Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge parut lui-même. C'était un
ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des
sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait
transmis le nom de Follenvie.
Il demanda:
--Mademoiselle Élisabeth Rousset?
Boule de Suif tressaillit, se retourna:
--C'est moi.
--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement.
--A moi?
--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.
Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément:
--C'est possible, mais je n'irai pas.
Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le
comte s'approcha:
--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non
seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister
aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun
danger; c'est sans doute pour quelque formalité oubliée.
Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l'on finit par la
convaincre; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d'un coup de
tête. Elle dit enfin:
--C'est pour vous que je le fais, bien sûr!
La comtesse lui prit la main:
--Et nous vous remercions.
Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.
Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible,
et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l'appellerait à son tour.
Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée.
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