Elle
balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!»
Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le comte insistait, elle
répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler.»
Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de choux. Malgré cette
alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes soeurs en
prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il
avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le
considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe et son oeil pour bien
apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son
breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre
de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour laquelle il était né. On
eût dit qu'il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les
deux grandes passions qui occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et
assurément il ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.
M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant comme une
locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant;
mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l'arrivée des
Prussiens, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui
coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à l'armée. Elle s'adressait
surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.
Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps,
l'interrompait:
--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait aucun compte, et
continuait:
--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et
puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu'ils sont propres.--Oh
non!--Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire
l'exercice pendant des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en
avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils cultivaient la terre au
moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans leur pays!--Mais non, madame, ces militaires,
ça n'est profitable à personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre
rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, c'est vrai, mais en
les voyant qui s'esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand
il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent
tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination de tuer des gens
qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français?--Si l'on se
revenge sur quelqu'un qui vous a fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais
quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien,
puisqu'on donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous, je ne
comprendrai jamais ça!
Cornudet éleva la voix:
--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est un devoir sacré
quand on défend la patrie.
La vieille femme baissa la tête:
--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait pas plutôt tuer tous les
rois qui font ça pour leur plaisir?
L'oeil de Cornudet s'enflamma:
--Bravo, citoyenne! dit-il.
M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique des illustres
capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l'opulence qu'apporteraient
dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on
entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il faudra
des siècles pour achever.
Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le gros homme
riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin,
et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient
partis.
Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.
Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla
tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il
appelait: «les mystères du corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un
frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète encore
sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à
la main et se
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