Benjamin Constant | Page 4

Hippolyte Castille
prudemment, ne se
souciant point d'un pareil mari. Et, selon toute apparence, Mme de
Charrière n'en était encore vis-à-vis de lui qu'au rôle d'amie indulgente
avec laquelle un jeune homme parle raison.
Cependant M. de Constant le père, peu satisfait de la conduite de son
fils, le rappela près de lui à Bois-le-Duc, afin de l'obliger à choisir une
carrière.
L'amour, l'ennui, la contrariété et surtout ces coups de tête que
Benjamin Constant prenait si souvent pour du désespoir, s'en mêlant, au
lieu d'aller à Bois-le-Duc, il partit pour l'Angleterre avec trois chemises,
quelques bas, une paire de pantoufles en guise de souliers et trente et un
louis en poche.
Il arrive à Douvres, et le voilà courant à pied le pays, couchant dans les
auberges de villages et quelquefois dans une simple cabane, se faisant
en imagination un poëme d'aventure et de misère comme Jean-Jacques
Rousseau et Goldsmith. Mais tout est factice dans Benjamin Constant.
Il sait bien qu'à Londres il a des amis riches et puissants; qu'une lettre,
un avis, un mot, et sa bourse est remplie. Comme un curieux au
sommet d'une tour bordée d'un solide garde-fou, il regarde en riant
l'abîme et se donne le plaisir d'avoir peur.
«Ah! que je vais être heureux cet automne, s'écrie-t-il, avec du linge
blanc, une voiture et un habit sec et propre!»
À travers ses pérégrinations il entretient sa confidente de mille projets
fantastiques, de rêves d'agriculture en Amérique, etc., etc. Une lettre du
père qui promet son pardon à la condition qu'on reviendra au logis, et
qu'on acceptera un emploi de chambellan à la Cour du duc de
Brunswick.
Le 3 octobre, à huit heures du soir, M. Benjamin Constant, qui venait
de traverser à pied le canton de Vaud, arrivait à Colombiers et frappait
à la porte de Mme de Charrière. Il partit le lendemain pour Lausanne.
Mais, peu de jours après, il revint auprès de son amie et passa deux

mois à se refaire de ses fatigues, moitié malade, moitié bien portant,
dans une douce convalescence, dans de longues causeries, dans ce
milieu de petits soins qu'une femme amoureuse et sur son dernier
déclin sait si bien prodiguer au jeune homme dont elle désire se faire
aimer.
L'amour vint en effet, amour maladif, bizarre, et portant en soi-même,
par la disproportion d'âge de l'amant et de la maîtresse, un prompt
germe de mort.
Mme de Charrière n'en laissa pas moins une impression durable chez M.
Benjamin Constant. Car, pendant huit années, il continua de lui écrire à
intervalles irréguliers il est vrai.
Mais dès son arrivée à la Cour de Brunswick, il est aisé de voir au ton
de cette correspondance que Mme de Charrière est déjà revenue à son
modeste rôle de confidente, et qu'elle en accepte avec résignation les
muettes douleurs.
D'abord ce sont des railleries sur la Cour du duc de Brunswick, sur ses
bals: «Vous ne tanze pas, monsieur le baron?»--«Non,
Madame.»--«Der herr kammerjunker danzen nicht.»--Nein, Eure
Excellenz.»--«Votre Altesse Sérénissime aime beaucoup la
danse.»--Votre Altesse Sérénissime dansera-t-elle encore?»--«Votre
Altesse Sérénissime est infatigable.»
Mais voici qu'une blonde Wilhelmine console Benjamin Constant de la
stupidité de la noblesse brunswickoise et hambourgeoise. À qui fait-il
part de cette consolation? À Mme de Charrière. Il se marie. À qui
confie-t-il ses joies conjugales? À Mme de Charrière.
Bientôt il s'aperçoit que sa Wilhelmine aime un Brunswickois
quelconque. Benjamin Constant a de l'esprit, il s'en fait une arme. Mais
Wilhelmine a du caractère. Un divorce dénoue cette situation. Mais tout
en divorçant Benjamin Constant soupire. Il l'aime, sans doute? Lui,
aimer, non pas; cela ne dépend pas de lui, et il n'en est pas capable.
Mais il a besoin d'émotion; n'en pouvant trouver de vraies, il s'en crée
de fausses. Trop d'imagination unie à une grande sécheresse de coeur et

à un irrémédiable fonds de légèreté et de scepticisme expliquent cette
agitation dans le vide. Peu d'hommes ont mis autant d'art à se rendre
malheureux sans pouvoir même se bien convaincre de ce malheur.
Il est très-singulier qu'à travers cette existence de gentilhomme;
d'amoureux à la Werther et de joueur, car il contracta de bonne heure
cette fatale passion, M. Benjamin Constant ait conçu l'idée d'écrire un
livre sur les religions. Il y a des sujets endémiques comme certaines
maladies. La fin du dix-huitième siècle s'occupa beaucoup de
polytheïsme. C'était encore une façon de prêter des armes à la
philosophie contre l'église.
C'est à dix-neuf ans que lui vint la première pensée d'écrire ce livre. Et,
selon son propre aveu, il n'avait alors aucune des connaissances
nécessaires pour écrire quatre lignes raisonnables sur un pareil sujet.
Tout en faisant sa cour à Mme de Charrière, il griffonnait des lieux
communs sur des cartes à jouer et assemblait des faits. À la fin de sa
vie, il en réunit vingt
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