ou trente mille, qu'il pouvait faire manoeuvrer
dans un sens ou dans un autre «comme des soldats,» disait-il. Ce qui
faisait plus d'honneur à son esprit qu'à ses convictions.
M. Benjamin Constant s'était marié en 1789: en 1793, le divorce était
consommé. «Hymen! Hymen! Hymen! quel monstre!» s'écriait-il six
jours avant la décision.
Détesté de l'aristocratie de Brunswick, supportant impatiemment ses
fonctions de gentilhomme ordinaire (il disait: «gentilhomme fort
extraordinaire»), son divorce ne put lui rendre que plus odieux un pareil
séjour.
Il se sentit atteint du mal du pays et revint à Lausanne.
Déjà depuis quelques années son esprit se dirigeait vers la politique, et
bientôt cet esprit si mobile va se fixer dans cette direction. À s'en
rapporter aux premières expressions de la pensée qui apparaît sans
masque dans cette correspondance tout à fait intime, «je crois, comme
vous, qu'on ne voit au fond que la fourbe et la fureur, dit-il, en parlant
de la démocratie. Mais j'aime mieux la fourbe et la fureur qui
renversent les châteaux forts, détruisent les titres et autres sottises de
cette espèce, mettent un pied légal sur toutes les rêveries religieuses,
que celles qui voudraient conserver et consacrer ces misérables
avortons de la stupidité barbare des Juifs, entée sur la férocité ignorante
des Vandales.»
Et, plus loin, il ajoute ces mots qui l'expliquent bien mieux que tous les
commentaires biographiques:
«Le genre humain est né sot et mené par des fripons; c'est la règle; mais
entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave,
plutôt qu'aux Sartine et aux Breteuil...»
Le vice secret de M. Benjamin Constant est là tout entier. Il fut
démocrate sans croyance à la démocratie; choisissant entre deux
friponneries celle qui satisfait le mieux à l'ironie de son caractère et à
ses instincts littéraires.
Que deviendrait une nation faite à l'image d'un tel homme? Il est clair
qu'elle ne serait plus menée par des fripons de génie. Elle offrirait
bientôt l'exemple du scepticisme impuissant écrasé par la force brutale.
De tels hommes, il faut avoir le courage de le dire, malgré l'admiration
dont leurs talents les ont rendus l'objet, sont les pires dissolvants qui
puissent se glisser au coeur d'un grand peuple. Si les Français n'y
prennent garde, l'aveugle adoration du talent les mènera vers l'abîme où
périt jadis la démocratie athénienne.
«Lisez de Thou, lisez Tacite, ne vous alambiquez l'esprit sur rien,
répondait madame de Charrière à ce malade de la pensée obligé de
s'avouer à lui-même son impuissance.
«Je m'accroche aux circonstances pour justifier mes défauts, disait-il.
Quand on est actif, on l'est dans tous les états, et quand on est aussi
paresseux et décousu que je suis, on l'est aussi dans tous les états.
Adieu. Répondez-moi une bonne longue lettre. Envoyez-moi du nectar,
je vous envoie de la poussière, mais c'est tout ce que j'ai. Je suis tout
poussière. Comme il faut finir par là, autant vaut-il commencer aussi
par là.»
Toujours l'idée de la mort à côté de l'idée du doute. Et quelle lassitude!
quelle satiété se mêle à ce désabusement qui aurait pu servir de modèle
à certains héros poétiques de l'école dangereuse de lord Byron et de M.
de Musset!
«Je suis, dit ce Manfred ou ce Rolla, parvenu à ce point de
désabusement que je ne saurais que désirer, si tout dépendait de moi, et
que je suis convaincu que je ne serais dans aucune situation plus
heureux que je ne le suis. Cette situation et le sentiment profond et
constant de la brièveté de la vie, me fait tomber le livre ou la plume des
mains, toutes les fois que j'étudie... Nous n'avons pas plus de motifs
pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un
bon livre, que nous n'en avons pour faire une promenade ou une partie
de whist.»
Et pourtant cet homme, qui se croit tout poussière, qui a un sentiment si
constant de la brièveté de la vie (ce qui devrait lui inspirer le désir de la
remplir par des actes utiles), est toujours en chasse de chimères, de
vanités et de passions amoureuses dans lesquelles il n'apporte pas plus
de foi d'ailleurs que dans ses doctrines politiques et religieuses.
En arrivant à Lausanne, dans la plus belle saison de l'année, en juin
1793, M. Benjamin Constant éprouva un sentiment de bien-être moral
aisé à comprendre chez un homme de tant d'indépendance, il se sentait
à la fois débarrassé de l'habit de haute domesticité et de l'épaisse
atmosphère de la petite cour béotienne de Brunswick. Il respirait l'air
natal dans le plus pittoresque pays du monde.
Comme s'il eût voulu tout à fait dépouiller le vieil homme, il débuta au
retour par une brouille avec Mme de Charrière. Elle était à cet âge où le
demi-jour lui-même, où les mensonges
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