Belle-Rose | Page 3

Amédée Achard
son sourire quotidien. Lorsque Suzanne se promenait dans le jardin du fauconnier en compagnie des enfants et des animaux domestiques qui vivaient par là en bonne intelligence, elle offrait, avec Jacques, le plus étrange contraste qui se p?t voir. Jacques était grand, fort, vigoureux. Ses yeux noirs, pleins de fermeté et d'éclat, brillaient sous un front bruni par le hale et tout chargé d'épaisses boucles de cheveux blonds. Au moindre geste de ses bras, on comprenait qu'en un tour de main il aurait arraché un jeune arbre ou fait plier un boeuf sur ses jarrets; mais au moindre mot de Suzanne, il rougissait. Suzanne, au contraire, avait une exquise délicatesse de formes et de traits; à quinze ans elle paraissait en avoir douze ou treize à peine; son visage pale, sa taille mince, ses membres frêles indiquaient une organisation nerveuse d'une finesse extrême. Ses pieds et ses mains appartenaient à l'enfance. Mais le regard calme et rayonnant de ses grands yeux bleus pleins de vie et d'intelligence, les contours nets et fermes de sa bouche annon?aient en même temps la résolution d'une ame honnête et courageuse. Elle avait le corps d'une enfant et le sourire d'une femme. Lorsqu'il lui arrivait de s'endormir à l'ombre d'un chêne, la tête appuyée sur l'épaule de Jacques, le pauvre gar?on restait immobile tant que durait le sommeil de sa petite amie, et, dans une muette contemplation, il admirait le jeune et pur visage qui reposait sur son coeur avec un si na?f abandon. Quand la jeune fille entr'ouvrait ses lèvres roses et sérieuses, Jacques retenait son haleine pour mieux entendre. Son ame oscillait à la voix de Suzanne comme le rameau du saule au moindre souffle du vent, et parfois il sentait, en l'écoutant, monter à ses paupières des larmes dont la cause lui était inconnue, mais dont la source divine s'épanchait dans son coeur.
Un jour du mois de mai 1658, cinq ans avant l'époque où commence cette histoire, et peu de temps avant la glorieuse bataille des Dunes, Jacques, qui pouvait avoir alors treize ou quatorze ans, vit venir à lui, tandis qu'il se promenait dans une prairie, à une petite distance de Saint-Omer, un inconnu vêtu d'assez méchants habits. On aurait pu le prendre pour quelque déserteur, à son accoutrement qui tenait autant du civil que du militaire, si l'étranger n'avait été contrefait. On ne pouvait guère être soldat avec une bosse sur l'épaule, et Jacques pensa que ce devait être un colporteur. L'étranger suivait un sentier tracé par les mara?chers entre les plants de légumes, et se haussait parfois sur un tertre pour regarder par-dessus les haies, dans la campagne. Quand il fut proche de Jacques, il s'arrêta et se mit à le considérer un instant. Jacques était appuyé contre un gros pommier, les mains dans les poches d'une blouse en toile, sifflant entre ses dents. Après quelques minutes de réflexion, l'inconnu marcha vers lui.
--Es-tu de ce pays, mon gar?on? lui dit-il.
--Oui, monsieur, répondit Jacques.
Si l'on avait demandé à Jacques pourquoi il avait salué celui qu'il prenait pour un colporteur du nom de monsieur, il aurait été fort en peine de l'expliquer. L'étranger avait un air qui imposait à Jacques, bien que le fils de Guillaume Grinedal ne se laissat point intimider facilement. Il parlait, regardait et agissait avec une extrême simplicité, mais dans cette simplicité, il y avait plus de noblesse et de fierté que dans toute l'importance de M. de Malzonvilliers.
--S'il en est ainsi, reprit l'inconnu, tu pourras sans doute m'indiquer quelqu'un en état de faire une longue course à cheval?
--Vous avez ce quelqu'un-là devant vous, monsieur.
--Toi?
--Moi-même.
--Mais, mon petit ami, tu me parais bien jeune! Sais-tu qu'il s'agit de faire au galop sept ou huit lieues sans débrider?
--Ne vous mettez pas en peine de l'age; fournissez-moi seulement le cheval, et vous verrez.
L'étranger sourit, puis il ajouta:
--Il est rétif et plein de feu...
--J'ai bon bras et bon oeil, il peut courir...
--Viens donc; le cheval n'est pas loin.
L'inconnu et Jacques quittèrent la prairie et entrèrent dans un petit bois. Tout au milieu, derrière un fourré, Jacques aper?ut un cheval qui piaffait en tournant autour d'un ormeau auquel il était attaché. Un frein lié sur ses naseaux l'empêchait de hennir. Jacques n'avait jamais vu un si bel animal, même dans les écuries de M. de Malzonvilliers. Il s'approcha du cheval, lui caressa la croupe, dénoua le frein qui l'irritait, et s'apprêtait à sauter en selle, quand l'étranger lui mit doucement la main sur l'épaule.
--Avant de partir, lui dit-il, au moins faut-il que tu saches où tu dois aller.
--C'est juste, répondit Jacques, qui avait déjà le pied à l'étrier.
L'impatience de galoper sur un si fier cheval lui avait fait oublier le but de la course.
--Tu sais sans doute où est le petit village de Witternesse?
--Très bien: à une lieue à peu près, sur
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