Belle-Rose | Page 2

Amédée Achard
qui n'empêchait pas qu'on trouvat encore le loisir de ramasser les fraises dans les bois et les écrevisses dans les ruisseaux.
Jacques, l'a?né de la famille, était, à dix-sept ou dix-huit ans, un grand gar?on qui paraissait en avoir plus de vingt. Il n'était pas beau parleur, mais il agissait avec une hardiesse et une résolution extrêmes aussit?t qu'il croyait être dans son droit. Sa force le faisait redouter de tous les écoliers du faubourg et de la banlieue, comme sa droiture l'en faisait aimer. On le prenait volontiers pour juge dans toutes les querelles d'enfants; Jacques rendait son arrêt, l'appuyait au besoin de quelques bons coups de poing, et tout le monde s'en retournait content. Quand il y avait une dispute et des batailles pour des cerises ou quelque toupie d'Allemagne, aussit?t qu'on voyait arriver Jacques, les plus tapageurs se taisaient et les plus faibles se redressaient; Jacques écartait les combattants, se faisait rendre compte des causes du débat, distribuait un conseil aux uns, une taloche aux autres, adjugeait l'objet en litige et mettait chacun d'accord par une partie de quilles.
Il lui arrivait parfois de s'adresser à plus grand et plus fort que lui; mais la crainte d'être battu ne l'arrêtait pas. Dix fois terrassé, il se relevait dix fois; vaincu la veille, il recommen?ait le lendemain, et tel était l'empire de son courage appuyé sur le sentiment de la justice inné en lui, qu'il finissait toujours par l'emporter. Mais ce petit gar?on déterminé, qui n'aurait pas reculé devant dix gendarmes du roi, se troublait et balbutiait devant une petite fille qui pouvait bien avoir quatre ans de moins que lui. Il suffisait de la présence de Mlle Suzanne de Malzonvilliers pour l'arrêter au beau milieu de ses exercices les plus violents. Aussit?t qu'il l'apercevait, il dégringolait du haut des peupliers où il dénichait les pies, lachait le bras du méchant dr?le qu'il était en train de corriger, ou laissait aller le taureau contre lequel il luttait. Il ne fallait à la demoiselle qu'un signe imperceptible de son doigt, rien qu'un regard, pour faire accourir à son c?té Jacques, tout rouge et tout confus.
Le père de Mlle de Malzonvilliers était un riche traitant qui avait profité, pour faire fortune, du temps de la Fronde, où tant d'autres se ruinèrent. Il ne s'était pas toujours appelé du nom brillant de Malzonvilliers, qui était celui d'une terre où il avait mis le plus clair de son bien; mais en homme avisé, il avait pensé qu'il pouvait, ainsi que d'autres bourgeois de sa connaissance, troquer le nom roturier de son père contre un nom qui fit honneur à ses écus. M. Dufailly était devenu progressivement et par une suite de transformations habiles, d'abord M. du Failly, puis M. du Failly de Malzonvilliers, puis enfin M. de Malzonvilliers tout court. Maintenant, il n'attendait plus que l'occasion favorable de se donner un titre, baron ou chevalier. A l'époque où ses affaires nécessitaient de fréquents voyages dans la province, et souvent même jusqu'à Paris, M. de Malzonvilliers avait maintes fois confié la gestion de ses biens à Guillaume Grinedal, qui passait pour le plus honnête artisan de Saint-Omer. Cette confiance, dont M. de Malzonvilliers s'était toujours bien trouvé, avait établi entre le fauconnier et le traitant des relations intimes et journalières, qui profitèrent aux trois enfants, Jacques, Claudine et Pierre. Suzanne, qui était à peu près de l'age de Claudine, avait des ma?tres de toute espèce, et les le?ons servaient à tout le monde, si bien que les fils du père Guillaume en surent bient?t plus long que la moitié des petits bourgeois de Saint-Omer.
Jacques profitait surtout de cet enseignement; comme il avait l'esprit juste et persévérant, il s'acharnait aux choses jusqu'à ce qu'il les e?t comprises. On le rencontrait souvent par les champs, la tête nue, les pieds dans des sabots et un livre à la main, et il ne le lachait pas qu'il ne se le f?t bien mis dans la tête. Une seule chose pouvait le détourner de cette occupation, c'était le plaisir qu'il go?tait à voir son père manier les vieilles armes qu'on lui apportait des quatre coins de la ville et des chateaux du voisinage pour les remettre en état. Guillaume Grinedal était le meilleur arquebusier du canton; c'était un art qu'il avait appris au temps où il était ma?tre de fauconnerie chez M. d'Assonville, et qui lui aurait rapporté beaucoup d'argent s'il avait voulu l'exercer dans l'espoir du gain. Mais, dans sa condition, il agissait en artiste, ne voulant pas autre chose que le juste salaire de son travail, qu'il estimait toujours moins qu'il ne valait. Jacques s'amusait souvent à l'aider, et lorsqu'il avait fourbi un haubert ou quelque épée, il s'estimait le plus heureux gar?on du pays, pourvu toutefois que Mlle de Malzonvilliers lui donnat au point du jour
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