plus impérieux, qu'il
ne s'en rendait pas compte. Le hasard, ce grand architecte de l'avenir, lui fit lire dans son
propre coeur. Un jour qu'il était assis dans un coin du jardin, la tête penchée, et roulant
une dague entre ses doigts, sa soeur Claudine vint tout doucement lui frapper sur l'épaule.
Jacques tressaillit.
--A quoi penses-tu? dit l'espiègle.
--Je n'en sais rien.
--Veux-tu que je te le dise, moi? Tu penses à mamzelle Suzanne.
--Pourquoi à elle plutôt qu'à une autre? s'écria Jacques un peu confus.
--Parce que Suzanne est Suzanne.
--Belle raison!
--Très bonne, reprit l'enfant dont un malin sourire entr'ouvrit les lèvres vermeilles. Oh! je
me comprends!
--Alors, explique-toi.
--Tiens, Jacques, ajouta Claudine en prenant un grand air sérieux, tu penses à mamzelle
Suzanne, parce que tu l'aimes.
Jacques rougit jusqu'à la racine des cheveux; il se dressa d'un bond; un trouble nouveau
remplissait son âme, et mille sensations confuses l'animaient. L'éclair avait lui dans sa
pensée, il saisit Claudine par le bras.
--Mon Dieu! qu'as-tu donc? s'écria Claudine, effrayée du brusque changement qui s'était
opéré dans les traits de son frère.
--Écoute-moi, ma soeur; tu n'es qu'une petite fille...
--J'aurai quinze ans, viennent les abricots, dit l'enfant.
--Mais, continua Jacques, on dit que les petites filles s'entendent mieux à ces choses-là
que les grands garçons. Pourquoi m'as-tu dit que j'aimais mamzelle Suzanne? Ça se peut,
mais je n'en sais rien.
--Dame! on voit ça du premier coup d'oeil. Dire comment, je ne le pourrais guère; mais je
l'ai compris à plusieurs choses que je ne puis pas t'expliquer, parce que je ne sais par quel
bout les prendre. D'abord, tu ne lui parles pas comme aux autres filles que tu connais; et
puis tu as les yeux doux comme du miel quand tu la regardes; tu fais de grands tours pour
l'éviter, et cependant tu la rencontres toujours, ou bien tu la cherches partout, et quand tu
la trouves, tu t'arrêtes tout court, et l'on dirait que tu as envie de te cacher. Enfin, je ne
sais ni pourquoi ni comment, mais tu l'aimes.
--C'est vrai, murmura Jacques en lâchant le bras de sa soeur, c'est vrai, je l'aime.
Sa voix, en prononçant ces mots, si doux au coeur, avait quelque chose de grave et de
triste qui émut Claudine.
--Eh bien, dit-elle en passant ses jolis bras autour du cou de son frère, ne vas-tu pas
t'affliger maintenant? Est-ce donc une chose si pénible d'aimer les gens, qu'il faille
prendre cet air malheureux? Voilà que tu me fais pleurer, à présent.
La pauvre Claudine essuya le coin de ses yeux avec son tablier, puis, souriant avec la
mobilité de l'enfance, elle se haussa sur la pointe du pied, et, approchant sa bouche de
l'oreille de Jacques, elle reprit:
--Bah! à ta place, moi je me réjouirais. Suzanne n'est pas ta soeur! je suis sûre qu'elle
t'aime autant que tu l'aimes: tu l'épouseras.
Jacques embrassa Claudine sur les deux joues.
--Tu es une bonne soeur, lui dit-il; va, maintenant, je sais ce que l'honnêteté me
commande.
Et Jacques, se dégageant de l'étreinte de sa soeur, sortit du jardin. Il se rendait tout droit
au château, lorsqu'au détour d'une haie il rencontra M. de Malzonvilliers.
--Je vous cherchais, monsieur, lui dit-il en le saluant.
--Moi? Et qu'as-tu à me dire, mon garçon?
--J'ai à vous parler d'une affaire très importante.
--En vérité? Eh bien, parle, je t'écoute.
--Monsieur, j'ai aujourd'hui dix-huit ans et quelques mois, reprit Jacques de l'air grave
d'un ambassadeur; je suis un honnête garçon qui ai de bons bras et un peu d'instruction;
j'aurai un jour deux ou trois mille livres d'un oncle qui est curé en Picardie; car pour le
bien qui peut me revenir du côté de mon père, je suis décidé à le laisser à ma soeur
Claudine. En cet état, je viens vous demander si vous voulez bien me donner votre fille
en mariage.
--En mariage, à toi! Qu'est-ce que tu me dis donc? s'écria M. de Malzonvilliers tout
étourdi.
--Je dis, monsieur, que j'aime Mlle Suzanne; le respect que je vous dois et mon devoir ne
me permettent pas de l'en informer avant de vous avoir parlé de mes sentiments. C'est
pourquoi je viens vous prier de m'agréer pour votre gendre.
Pendant ce discours, Jacques, le chapeau à la main, un mouchoir roulé autour du cou et
en sarrau de toile grise, était debout au beau milieu du sentier.
--Je n'ai pas besoin de vous dire, ajouta-t-il, que votre consentement me rendra
parfaitement heureux, et que je n'aurai plus d'autre désir que de reconnaître toutes vos
bontés par ma conduite et mon dévouement.
Tout à coup M. de Malzonvilliers partit d'un grand éclat de rire. L'étrangeté de la
proposition et le sang-froid avec lequel elle était faite l'avaient d'abord étourdi; mais
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