Belle-Rose | Page 8

Amédée Achard
au
nouveau discours de Jacques, il ne put s'empêcher de rire au nez du pauvre garçon. Tout
le sang de Jacques lui monta au visage. Malgré les illusions dont se berce la jeunesse, son
bon sens natif lui disait tout bas que sa demande ne serait point accueillie, mais sa
candide honnêteté ne lui permettait pas de croire qu'elle pût donner matière à plaisanter.

--Ma proposition vous a mis en gaieté, monsieur, reprit-il avec une émotion mal contenue.
Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à l'honneur de vous causer tant de joie.
--Eh! mon ami, je ne m'attendais pas non plus à une telle aventure! Vit-on jamais chose
pareille? C'est plus amusant qu'une comédie de M. Corneille, parole d'honneur!
Jacques déchira les bords de son chapeau avec ses doigts, mais il se tut. M. de
Malzonvilliers riait toujours. Enfin, n'y tenant plus, il s'assit sur un quartier de pierre au
revers du sentier.
--Vous aurez tout le loisir de rire après, reprit Jacques, mais c'est à présent le moment de
me répondre; vous ne sauriez deviner, monsieur, ce qui se passe dans mon coeur depuis
que je sais que j'aime Mlle Suzanne. J'attends.
--Ah çà! mon garçon, es-tu fou? répondit le traitant en s'essuyant les yeux.
--Un fou ne vient pas honnêtement demander la main d'une jeune personne à son père.
--C'est donc sérieusement que tu parles?
--Très sérieusement.
--Tais-toi, et surtout ne me regarde pas avec cet air de berger malheureux, ou tu vas me
faire rire à m'étouffer, et je te préviens que ce serait abuser de ma position; je suis très
fatigué, mon ami.
--Aussi n'est-ce point mon intention; je désire seulement savoir quels sont vos sentiments.
--Va-t'en au diable avec mes sentiments! Ai-je donc le temps de m'amuser aux sornettes
qui trottent par la tête d'un maître fou! Voyez donc la belle alliance! la fille de M.
Malzonvilliers avec le fils de Guillaume Grinedal le fauconnier!
--Raillez-vous de moi tant qu'il vous plaira, monsieur, je ne m'en offenserai pas, s'écria
Jacques vivement; mais gardez-vous de toucher au nom de mon père, car aussi bien qu'il
y a un Dieu au ciel, si quelqu'un l'insultait, fût-ce le père de Suzanne, je me vengerais.
--Et que ferais-tu, drôle?
--Je l'étranglerais!
Et Jacques leva au-dessus de sa tête deux mains de force à joindre lestement l'effet à la
menace. M. de Malzonvilliers se dressa brusquement et porta la main à son cou; il lui
semblait sentir déjà les doigts de Jacques se nouer derrière sa nuque. Mais Jacques
abaissa subitement ses bras, et de sa violente émotion il ne lui resta qu'une grande pâleur
sur le visage.
--Je vous demande pardon de mon emportement, reprit-il; jamais je n'aurais dû oublier les
bienfaits dont vous avez comblé ma famille; cette colère est la faute de ma jeunesse et

non de mon coeur; oubliez-la, monsieur. Vous ne m'en voudriez peut-être pas, si vous
saviez combien je souffre depuis que j'aime. Je ne vis que pour Mlle Suzanne, et je sens
bien que je ne puis pas l'obtenir. Mais si pour la mériter il me fallait entreprendre quelque
chose d'impossible, dites-le-moi, et, avec l'aide de Dieu, il me semble que j'y parviendrais.
Parlez, monsieur, que faut-il que je tente? Quoi que ce soit, je suis prêt à obéir, et si je ne
réussis pas, j'y laisserai mon corps.
Il y a toujours dans l'expression d'un sentiment vrai un accent qui émeut; les larmes
étaient venues aux yeux de Jacques, et son attitude exprimait à la fois l'angoisse et la
résignation; M. de Malzonvilliers était au fond un bon homme; la vanité avait obscurci
son jugement sans gâter son coeur; il se sentit touché et tendit la main à Jacques.
--Il ne faut point te désoler, mon ami, lui dit-il, ni prendre les choses avec cette vivacité.
Tu aimes, dis-tu! Il n'y a pas si longtemps que j'aimais encore; mais je ne me souviens
guère de ce que j'aimais à dix-huit ans. Tu oublieras comme j'ai oublié, et tu ne t'en
porteras pas plus mal.
Jacques secoua la tête tristement.
--Oui! oui! on dit toujours comme ça, continua le traitant. Eh! mon Dieu, à ton âge, je me
croyais déjà dans la rivière parce que j'avais perdu l'objet de ma première flamme! Mais,
bah! j'en ai perdu bien d'autres depuis! Parlons raison, mon garçon; tu m'entendras, car tu
as du bon sens. Plusieurs gentilshommes du pays me demandent la main de Suzanne.
Puis-je, en conscience, te préférer, toi qui n'as rien, ni état, ni fortune, et les repousser,
eux qui ont tout cela?
Jacques baissa la tête, et une larme tomba sur la poussière du sentier.
--Parbleu! si tu étais riche et noble, reprit M. de Malzonvilliers, je ne voudrais pas d'autre
gendre que toi!
--Si j'étais riche et noble? s'écria Jacques.
--Oui, vraiment.
--Eh
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