la voix
du maître, hennit et frappa du pied le sol.
--Tu as donc été poursuivi? reprit l'étranger tout en débouclant la valise.
--A une petite lieue de Witternesse j'ai dû quitter le grand chemin pour éviter un parti de
maraudeurs espagnols, répondit Jacques. Deux lieues plus loin, en avant de Roquetoire,
près de Blendecques, je suis tombé au milieu d'une bande de hussards et d'impériaux qui
battaient l'estrade. Ils m'ont poussé vivement durant un quart d'heure. Mais Phoebus a de
bonnes jambes. A l'entrée du bois ils ont perdu mes traces. Ah! j'oubliais! Bergame m'a
chargé d'une lettre pour vous. La voici.
Le gentilhomme brisa le cachet, et s'approchant de la fenêtre, il lut rapidement à la clarté
d'une lampe.
--C'est bien, mon enfant. Si quelque jour nous nous rencontrons, moi vieillard, toi homme,
dans quelque situation que nous nous trouvions l'un et l'autre, tu pourras en appeler à
l'hôte de Guillaume Grinedal; il se souviendra.
Au point du jour, l'étranger sauta sur la selle de Phoebus, qui avait oublié, entre une
litière fraîche et deux boisseaux d'avoine, les fatigues de la soirée. L'étranger portait un
costume de paysan de l'Artois.
--Adieu, Guillaume, dit-il au fauconnier en lui tendant la main; je ne vous offre rien:
votre hospitalité est de celles qui ne se payent pas, et je craindrais de vous offenser en
vous donnant de l'or. Prenez ma main, et serrez-la sans crainte. Sous quelque habit que je
me cache, c'est, je vous le jure, la main d'un loyal gentilhomme. Quant à toi, mon ami
Jacques, conserve ce coeur honnête et ce courage déterminé, et la fortune te viendra en
aide: si Dieu me prête vie, je le prierai pour qu'il me fournisse l'occasion de te secourir
comme tu m'as secouru.
Les grands yeux noirs de Jacques regardaient l'étranger tout brillants d'une joie fière.
Avec son épaule difforme et sa poitrine contrefaite, le faux marchand d'Arras lui semblait
plus noble et plus imposant que tous les officiers du roi qu'il avait encore vus. Quand il
lui prit la main, le coeur de Jacques battit à coups rapides, et lorsque, pressant les flancs
de Phoebus, l'inconnu s'éloigna au galop, longtemps le père et le fils le suivirent du
regard, émus et silencieux. Au moment où ils rentraient au jardin, le pied de Jacques fit
rouler un objet brillant tombé sur le sable. C'était un médaillon en or guilloché.
--Voyez, mon père, dit l'enfant; l'étranger l'aura sans doute perdu.
--Garde-le, mon fils; c'est peut-être la Providence qui te l'envoie.
II
LES PREMIÈRES LARMES
Le souvenir de cette aventure resta dans la mémoire de Jacques. Le temps put en affaiblir
les détails, mais l'ensemble demeura comme un point lumineux au fond de son coeur.
Depuis le jour, de sa rencontre avec l'étranger, il prit un goût plus vif aux choses de la
guerre. Lorsqu'un escadron passait sur la route, bannière au vent et trompette en tête, il
courait à sa suite aussi loin que ses jambes le pouvaient porter et fredonnait les fanfares
pendant toute une semaine. Parfois aussi il lui arrivait d'enrégimenter les enfants du
faubourg et de se livrer avec eux à un grand simulacre de bataille ou à quelque imitation
de siège, qui finissait toujours par de furieuses mêlées où ses bras faisaient merveille; tout
enfant qu'il était, il se montrait déjà d'une adresse surprenante dans le maniement des
armes, épée, sabre, hache, pique, dague, pistolet ou mousqueton. Les mots du marchand
d'Arras: _Si jamais tu t'enrôles, tu feras ton chemin_, bourdonnaient toujours à ses
oreilles; mais nous devons ajouter qu'il n'y avait pas d'exercice, de revue, de combat et
d'assaut que Jacques n'abandonnât volontiers pour suivre Mlle de Malzonvilliers, quand
elle allait avec Claudine chercher des fraises dans les bois. Dans ces occasions, qui se
renouvelaient tous les jours, le petit général soupirait de tout son coeur et demeurait tout
interdit lorsque la main de Suzanne rencontrait sa main. La petite fille le faisait aller et
venir à son gré, mais avec tant de grâce naturelle et d'un air si charmant, que Jacques
serait parti pour le bout du monde sans délibérer, sur un signe de ses yeux bleus.
Les années se passaient donc entre les études, les batailles et les promenades. On était en
ce temps-là au milieu des troubles et des guerres, on n'entendait parler que de villes
attaquées, de camps surpris, d'expéditions meurtrières. Le cardinal Mazarin et le parti du
roi luttaient contre le parlement, les princes et l'Espagnol. M. de Condé tenait la
campagne, tantôt vainqueur, tantôt vaincu; mais jusqu'alors la ville de Saint-Omer,
protégée par une bonne garnison, n'avait pas eu à souffrir des déprédations de l'ennemi.
Jacques serait parti depuis longtemps, s'il n'avait été retenu par le charme qu'il éprouvait à
vivre auprès de Mlle de Malzonvilliers. Ce sentiment était d'autant
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