Belle-Rose | Page 5

Amédée Achard
j'ai des cheveux gris, je n'ai rien vu, rien entendu,
rien compris.
--Vous êtes un brave homme! s'écria impétueusement l'étranger. Mordieu! je n'ai que
faire de dissimuler avec vous. Vous ne vous êtes pas trompé, maître Guillaume, je suis...
--Plus peut-être que je ne suppose, se hâta d'ajouter le fauconnier, et c'est pourquoi je
prends la liberté de vous interrompre, afin de n'en pas savoir davantage. Que vous soyez
Espagnol ou Français, vous n'en êtes pas moins un voyageur remis à ma garde. Ce toit
vous protège. Si vous êtes de ceux qui ont tiré l'épée contre leur roi et leur pays, c'est à
Dieu de vous juger. Je fais mon devoir; puissiez-vous dire: Je fais le mien.
Le faux marchand baissa les yeux sous le regard serein de l'artisan, et la rougeur passa sur
son front comme un éclair. Mais reprenant aussitôt sa sérénité, il salua de la main le vieux
fauconnier.
--Soit, mon brave, je ne chargerai pas votre mémoire d'un souvenir; mais, par le nom de
mon père, je n'oublierai ni le vôtre, ni ce que vous faites.
Deux heures se passèrent, et l'étranger partagea le dîner du fauconnier, à l'aise, comme
sous la tente d'un soldat, ou dans l'hôtel d'un grand seigneur. Puis, deux autres se
passèrent encore; à la fin de la quatrième, l'inquiétude rapprocha la pointe de ses sourcils.
Il marcha vers la fenêtre et l'ouvrit, prêtant l'oreille; la nuit était venue, et la route était
sans bruit. Bientôt il sortit de la maisonnette et s'avança vers la porte du jardin. Le père
Guillaume le suivit. Ainsi que l'obscurité, le silence était profond.
--Votre fils est brave? dit l'étranger brusquement au fauconnier.
--Honnête et brave comme l'acier.
--Il défendrait donc un dépôt confié à sa fidélité?
--Ce n'est qu'un enfant, mais il se ferait tuer comme un homme.
--Alors j'ai peur pour votre fils, maître Guillaume.
Le père ne répondit pas, mais, aux rayons de la lune, l'étranger vit s'étendre la pâleur sur
son front. Tous deux gardèrent le silence, les yeux attachés sur la ligne blanche du
chemin qui se noyait dans un horizon vague et sans bornes. Les mystères de la nuit
emplissaient l'espace de bruits confus, rapides, incertains. Guillaume Grinedal s'appuyait
sur les bâtons d'une haie à claire-voie; on entendait craquer le bois sous l'effort de ses

mains. Le gentilhomme froissait les revers de son habit.
--Rien, rien encore! murmurait-il. Oh! je donnerais mille louis pour entendre le galop
d'un cheval!
Comme il parlait, une détonation retentit dans l'éloignement, plus loin que le bois dont les
ombres épaisses coupaient l'horizon. La haie se brisa sous la main du fauconnier, qui
sauta sur la route.
--Un coup de fusil! L'avez-vous entendu? s'écria le gentilhomme.
--Je l'ai entendu, répondit Guillaume Grinedal, qui se jeta à plat ventre sur le chemin.
Deux autres détonations retentirent encore, mais le son venait de si loin, qu'il fallait
l'oreille d'un père ou d'un proscrit pour les distinguer des mille bruits qui flottaient sous le
ciel profond. Guillaume Grinedal écoutait l'oreille collée à la terre.
--Eh bien? dit le gentilhomme.
--Rien... rien encore! Le coeur me bat et les oreilles me tintent, dit le pauvre père. Ah! oui,
maintenant, un bruit sourd, saccadé, continu! Il approche... c'est le galop d'un cheval!
--Oh! le brave enfant! s'écria l'étranger avec explosion.
Guillaume Grinedal ne dit rien, mais découvrant son front blanchi par les années, il leva
les yeux vers le ciel et pria. Le gentilhomme regardait dans l'espace, la tête penchée en
avant: on aurait dit que ses yeux étincelants voulaient percer la ténébreuse transparence
de la nuit.
--Je le vois, mordieu! je le vois! Le cheval a des ailes et l'enfant est dessus.
Le gentilhomme saisit le bras du fauconnier.
--Ne le reconnaissez-vous pas? dit-il.
Mais le fauconnier remerciait Dieu; deux grosses larmes tremblaient au bord de ses
paupières et ses lèvres agitées murmuraient une action de grâces. L'étranger retira sa
main, et plein d'une religieuse émotion, souleva son chapeau. En quelques bonds le
cheval arriva sur eux. L'enfant sauta sur la route, et tomba dans les bras du fauconnier.
--Mon père! s'écria-t-il.
Le père, silencieux, le pressait sur son coeur.
--Mais, dit Guillaume Grinedal tout à coup, il y a du sang sur tes habits. Es-tu blessé?
--Ce n'est rien, répondit Jacques, une balle a déchiré ma blouse, là, près de l'épaule, et m'a
égratigné, je crois!

--Tu es un vaillant garçon, sur ma foi, dit le gentilhomme; si jamais tu t'enrôles sous les
drapeaux de Sa Majesté le roi Louis, vrai Dieu! tu feras ton chemin. Çà, voyons, as-tu la
valise?
--La voilà sur la croupe du cheval.
--Pauvre Phoebus! Tu l'as rudement mené, hein? dit gaiement l'étranger en passant la
main sur le cou du cheval.
Phoebus frotta ses naseaux écumants sur l'habit du gentilhomme, dressa l'oreille à
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