Bataille de dames | Page 7

Ernest Legouvé
et mon père refusa de paraître à la cour de
l'empereur.
LA COMTESSE. Oui; il avait la manie de la fidélité, comme moi!
HENRI. Mais le jour où j'eus quinze ans: "Mon fils, me dit-il, j'avais
prêté serment au roi, j'ai dû le tenir et rester inactif. Toi, tu es libre, un
homme doit ses services à son pays; tu entreras à seize ans à l'école
militaire, et à dix-huit dans l'armée." Je répondis en m'engageant le
lendemain comme soldat et je fis la campagne de Russie et
d'Allemagne.[47] C'est vous dire mon peu de sympathie pour le

gouvernement que vous aimez ... et cependant, je vous le jure, je n'ai
jamais conspiré ... et je ne conspirerai jamais! parce que j'ai horreur de
la guerre civile, et que, quand un Français tire sur un Français, c'est au
coeur de la France elle-même qu'il frappe! Il y a un mois pourtant, au
moment où venait d'éclater la conspiration du capitaine Ledoux,[48]
j'entre un matin à Lyon; je vois rangé sur la place Bellecour un peloton
d'infanterie, et avant que j'aie pu demander quelle exécution
s'apprêtait ... arrive une voiture de place[49] suivie de carabiniers à
cheval; j'en vois descendre, entre deux soldats, un vieillard en cheveux
blancs, en grand uniforme, et je reconnais ... qui?... mon ancien général!
Le brave comte Lambert,[50] qui a reçu vingt blessures au service de
notre pays! Je m'élance, croyant qu'on l'amenait sur cette place pour le
fusiller! non! c'était pis encore ... pour le dégrader!... Le dégrader!...
Était-il coupable? je l'ignore ... mais quelque crime politique qu'ait
commis un brave soldat, on ne le dégrade pas, on le tue!... Aussi, quand
je vis un jeune commandant arracher à ce vieillard sa décoration,[51] je
ne me connus plus moi-même, je m'élançai vers mon ancien général, et,
lui remettant la croix que j'avais reçue de sa main, je m'écriai: Vive
l'Empereur!
LA COMTESSE. Malheureux!
HENRI. Ce qui arriva, vous le devinez; saisi, arrêté comme un chef de
conspiration, je serais encore en prison, ou plutôt je n'y serais plus,[52]
si un des geôliers, gagné par vous, ne m'avait donné les moyens de fuir,
ici ... chez une royaliste, mon ennemie, ici, où j'ai le double bonheur
d'être sauvé, et d'être sauvé par vous. Voilà mon crime!
LA COMTESSE. Dites votre gloire, Henri; j'étais bien résolue ce matin
à vous sauver, mais maintenant ... qu'ils viennent vous chercher auprès
de moi.

SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, LÉONIE, en habit de cheval.

LÉONIE. Me voici, ma tante. Suis-je bien?[53]
LA COMTESSE, l'ajustant. Très bien, chère enfant; ta cravate[54] un
peu moins haute.... (A Henri.) Charles, allez voir si mon frère est prêt!...
(Henri sort. A Léonie, tout en l'ajustant) Qui t'a donné cette belle rose?
LÉONIE. Monsieur de Grignon!
LA COMTESSE. Je ne l'ai pas encore vu d'aujourd'hui, notre cher hôte.
LÉONIE. Il monte ... je l'ai laissé au bas du perron, admirant le cheval
de mon oncle!

SCÈNE VII
LES PRÉCÉDENTS, DE GRIGNON.
DE GRIGNON, au fond. Quel bel animal! quel feu! quelle vigueur!
qu'on doit être heureux de se sentir emporté sur cet ouragan vivant!
LA COMTESSE, qui l'entend. Le curieux! c'est qu'il le croit![55]
DE GRIGNON, descendant la scène et apercevant la comtesse et
Léonie qu'il salue. Ah! mademoiselle!... Madame la comtesse!...
LA COMTESSE. Bonjour, mon hôte!... Ah! çà,[56] vous aurez donc
toujours la manie de l'héroïsme! je vous entendais là, tout à l'heure,
vous extasier sur le bonheur de s'élancer sur un cheval indompté. Je
parie que vous regrettez de n'avoir pas monté Bucéphale.[57]
DE GRIGNON, avec enthousiasme. Vous dites vrai, madame! c'est si
beau ... c'est ... si ... oh!...
LA COMTESSE. Vous ne trouvez pas le second adjectif ... je vais vous
rendre le service de vous interrompre; tenez, il y a là des journaux et
des lettres!

DE GRIGNON. Pour moi?
LA COMTESSE. Oui, là ... sur la table.

SCÈNE VIII
LES PRÉCÉDENTS, HENRI.
HENRI. Monsieur de Kermadio est aux ordres de mademoiselle....
LA COMTESSE, à Léonie. Je vais te mettre à cheval..... (A de Grignon,
qui va pour la suivre.) Lisez votre lettre, lisez, je remonte à l'instant.
Viens, Léonie.... (Elles sortent suivies par Henri.)

SCÈNE IX
DE GRIGNON, seul. Il la suit des yeux.
Quel est le mauvais, génie qui m'a mis au coeur une passion insensée
pour cette femme?... une femme qui a été héroïque en Vendée, une
femme qui adore le courage! Aussi, pour lui plaire, il n'est pas d'action
intrépide que je ne rêve ... pas de péril auquel je ne m'expose ... en
imagination! Dès que je pense à elle, rien ne m'effraie ... je me crois un
héros ... moi! un maître des requêtes, qui par état[58] n'y suis pas obligé;
et quand je dis un héros ... c'est que je le suis ...
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