Bataille de dames | Page 6

Ernest Legouvé
Avec vous, chère tante?...
LA COMTESSE. Non, avec mon frère ... et Charles vous suivra.
LÉONIE. Mais ...

LA COMTESSE. Il est fort habile cavalier, et son habileté rassure ma
tendresse pour toi!
LÉONIE. J'y vais, chère tante.... (En s'en allant.) Ah! je le déteste![37]

SCÈNE V
LA COMTESSE, HENRI, sous le nom de Charles.
LA COMTESSE. Eh bien! méchant enfant,[38] vous ne serez donc
jamais raisonnable.
HENRI. Grondez-moi, vous grondez si bien!
LA COMTESSE. Vous ne me désarmerez pas par vos cajoleries! Vous
exposer sans cesse à être découvert ou par Léonie ou même par un de
mes gens ... aller chanter un air de Cimarosa dans le parc; et le bien
chanter encore....
HENRI. Ce n'est pas ma faute; je me rappelais toutes vos inflexions.
LA COMTESSE. Taisez-vous!... vos flatteries me sont
insupportables ... ingrat!... je ne vous parle pas seulement pour moi qui
vous aime en soeur ... mais pour votre pauvre mère....
HENRI. Vous avez raison!... voyons, que dois-je faire?
LA COMTESSE. D'abord, répondre quand j'appelle Charles ... et ne
pas dire: quoi? quand quelqu'un dit Henri.
HENRI. La vérité est que je n'y manque jamais.
LA COMTESSE. Puis, ne plus vous extasier devant les dessins de ma
nièce, et ne pas répondre comme tout à l'heure: Je ne ferai plus que
penser ce que j'ai dit! Hypocrite!... il[39] ne peut pas se décider à ne
pas être charmant. Enfin, ne pas vous exposer, comme vous l'avez fait
ce matin encore, malgré ma défense, en allant à Lyon. Mais,

malheureux enfant! vous ne savez donc pas qu'il s'agit de vos
jours?[40]
HENRI, gaiement. Bah!
LA COMTESSE. Tout est à craindre depuis l'arrivée du baron de
Montrichard.
HENRI. Le baron de Montrichard!
LA COMTESSE. Oui ... le nouveau préfet ... il a la finesse d'une
femme, il est rusé comme un diplomate, et avec cela actif,
persévérant ... et pensez que c'est à moi peut-être qu'il doit sa
nomination!
HENRI. Vous, comtesse? vous avez fait nommer un homme comme lui,
dévoué pendant vingt ans, corps et âme, au Consulat et à l'Empire?[41]
LA COMTESSE. C'est pour cela! il est toujours dévoué corps et âme à
tous les gouvernements établis, et il les sert d'autant mieux qu'il veut
faire oublier les services rendus à leurs prédécesseurs ... aussi va-t-il
vouloir signaler son installation par quelque action d'éclat.
HENRI. C'est à dire en faisant fusiller deux ou trois, pauvres diables
qui n'en pensent mais[42] ...
LA COMTESSE. Non, il n'est pas cruel: au contraire! je sais même
qu'il avait demandé une amnistie générale; mais l'idée de découvrir un
chef de conspirateurs va le mettre en verve![43] il déploiera contre vous
les ressources de son esprit ... votre signalement sera partout ... je le
sais ... le premier soldat pourrait vous reconnaître.
HENRI. Eh bien! vous l'avouerai-je? il y a dans ces périls, dans cette
vie de conspirateur poursuivi ... je ne sais quoi qui m'amuse comme un
roman! rien ne me divertit autant que d'entendre prononcer mon nom
dans les marchés, que d'acheter aux crieurs des rues[44] ma
condamnation, que d'interroger un gendarme qui pourrait me mettre la
main sur le collet ... et de lui parler de moi.--Eh bien! monsieur le

gendarme, ce Henri de Flavigneul, est-ce qu'il n'est pas encore
pris?--Non, vraiment, c'est un enragé qui tient à la vie, à ce qu'il paraît.
Dites-moi donc un peu son signalement, si vous l'avez?
LA COMTESSE. Mais vous me faites frémir!... Oh! les hommes!
toujours les mêmes!... n'ayant jamais que leur vanité en tête; vanité de
courage ou vanité d'esprit. Eh bien! tenez, pour vous punir, ou pour
vous enchanter peut-être ... qui sait?... voyez cette lettre de votre mère ...
savourez les traces de larmes qui la couvrent ... dites-vous que si vous
étiez condamné, elle mourrait de votre mort ... ajoutez que si je vous
voyais arrêté chez moi, je croirais presque être la cause de votre perte et
que j'aurais tout à la fois le désespoir du regret et le désespoir du
remords ... allons, retracez-vous bien toutes ces douleurs ... c'est du
dramatique aussi, cela ... c'est amusant comme un roman. Ah! vous
n'avez pas de coeur!
HENRI. Pardon!... pardon!... j'ai tort!... oui, quand notre existence
inspire de telles sympathies, elle doit nous être sacrée: je me
défendrai ... je veillerai sur moi ... pour ma mère ... et pour ... (Lui
prenant la main.) et pour ma soeur![45]
LA COMTESSE. A la bonne heure![46] voilà un mot qui efface un peu
vos torts. Pensons donc à votre salut ... cher frère ... et pour que je
puisse agir, racontez-moi en détail ce coup de tête, dont me parle votre
mère et qui vous a changé, malgré vous, en conspirateur.
HENRI. Le voici. Vous le savez, ma famille était attachée, comme la
vôtre, à la monarchie,
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