le savoir. Et quand vous m'embrassez en m'appelant: Ma
chère fille! je suis presque aussi heureuse que si j'entendais ma mère!
LA COMTESSE, l'embrassant. Prends garde!... prends garde ... il ne
faut pas me gâter ainsi ... j'aurai trop de chagrin de te voir partir.... Ce
sera ma jeunesse qui s'en ira!
LÉONIE. Mais vous êtes très jeune, à vous toute seule,[24] ma tante!
LA COMTESSE. Certainement ... d'une jeunesse de ... Voyons? devine
un peu le chiffre....
LÉONIE. Je ne m'y connais pas,[25] ma tante!
LA COMTESSE. Je vais t'aider.... Trente....
LÉONIE. Trente....
LA COMTESSE. Allons, un effort....
LÉONIE. Trente et un.
LA COMTESSE. On ne peut pas être plus modeste![26] ... J'achèverai
donc ... trente-trois! Oui, chère fille, trente-trois ans! L'année prochaine,
je n'en aurai peut-être plus que trente-deux ... mais maintenant ... voilà
mon chiffre! Hein!... quelle vieille tante tu as là....
LÉONIE. Vieille!... chaque matin je ne forme qu'un voeu, c'est de vous
ressembler!
LA COMTESSE. Ce que tu dis là n'a pas le sens commun; mais c'est
égal, cela me fait plaisir.... Eh bien! voyons, mon élève, car j'ai promis
à ta mère de te faire travailler ... as-tu dessiné ce matin?
LÉONIE. J'étais descendue pour cela dans ce salon, et devinez qui j'ai
trouvé tout à l'heure devant mon chevalet, et regardant votre portrait?...
LA COMTESSE. Qui donc?...
LÉONIE. Monsieur Charles.
LA COMTESSE. Eh bien?...
LÉONIE. Eh bien! ma tante, figurez-vous qu'il disait: C'est charmant!
LA COMTESSE. Et cela t'a rendue furieuse!...
LÉONIE. Certainement!... Un domestique! est-ce qu'il doit savoir si un
dessin est joli ou non?...
LA COMTESSE, riant. Oh! petite marquise![27]
LÉONIE. Ce n'est pas tout! croiriez-vous, ma tante, qu'il chante?
LA COMTESSE. Eh bien! s'il est gai,[28] ce garçon!... Est-ce que Dieu
ne lui a pas permis de chanter comme à toi!
LÉONIE. Mais ... c'est qu'il chante très bien! voilà ce qui me révolte!
LA COMTESSE. Ah!... ah!... conte-moi donc cela!
LÉONIE. Hier, je me promenais dans le parc. En arrivant derrière la
haie du bois des Chevreuils, j'entends une voix qui chantait les
premières mesures d'un air de Cimarosa,[29] mais une voix charmante,
une méthode pleine de goût.... Je m'approche ... c'était monsieur
Charles!
LA COMTESSE. En vérité!
LÉONIE, avec dépit. Vous riez, ma tante; eh bien! moi, cela
m'indigne ... je ne sais pas pourquoi, mais cela m'indigne! Comment
distinguera-t-on un homme bien né[30] d'un valet de chambre, s'ils sont
tous deux élégants de figure, de manières ... car, remarquez, ma tante,
qu'il est tout à fait bien de sa personne,[31] et lorsqu'à table il vous sert,
qu'il vous offre un fruit, c'est avec un choix de termes, un accent de
bonne compagnie[32] qui me mettent hors de moi[33] ... parce qu'il y a
de l'impertinence à lui à s'exprimer aussi bien que ses maîtres! cela
nous déconsidère,[34] cela nous.... (Avec impatience.) Enfin, ma tante,
je ne sais comment vous exprimer ce que je ressens, mais moi, qui suis
bienveillante pour tout le monde, j'éprouve pour cet insolent valet une
antipathie qui va jusqu'à l'aversion, et si j'étais maîtresse ici, bien
certainement il n'y resterait pas!
LA COMTESSE, gaiement. Là ... là ... calmons-nous! avant de le
chasser, il faut permettre qu'il s'explique, ce garçon.... (Elle sonne.)
LÉONIE. Est-ce pour lui que vous-sonnez, ma tante?
LA COMTESSE. Précisément!... (A un domestique qui entre.) Charles
est-il là?
LE DOMESTIQUE. Oui, madame la comtesse.
LA COMTESSE. Qu'il vienne!... (Le domestique sort.)
LÉONIE. Mais ma tante ... qu'allez-vous lui dire?
LA COMTESSE. Sois tranquille!
LÉONIE. Te ne voudrais pas qu'il crût que c'est à cause de moi que
vous le grondez!
LA COMTESSE, gaiement. Pourquoi donc? ne trouves-tu pas qu'il t'a
manqué de respect?...
SCÈNE IV
LES PRÉCÉDENTS, CHARLES.
CHARLES. Madame, m'a appelé?...
LA COMTESSE. Oui. Approchez-vous, Charles; vous me forcerez
donc toujours à vous adresser des reproches. Pourquoi vous êtes-vous
permis...
LÉONIE, bas à la comtesse. Il ne savait pas que j'étais là[35] ...
LA COMTESSE, à Léonie. N'importe!... (A Charles.) Pourquoi vous
êtes-vous permis de vous approcher de mon portrait, du dessin de ma
nièce, et de dire ... qu'il était charmant....
CHARLES. J'ai dit qu'il était ressemblant, madame la comtesse.
LA COMTESSE. C'est précisément ce mot qui est de trop: approuver
c'est juger; et on n'a le droit de juger que ses égaux.
CHARLES. Je demande pardon à mademoiselle de l'avoir offensée ... à
l'avenir, je ne ferai plus que penser ce que j'ai dit.
LA COMTESSE. C'est bien....
LÉONIE, à part. Du tout,[36] c'est mal! voilà encore une de ces
réponses qui m'exaspèrent....
LA COMTESSE, à Charles. Avez-vous préparé la petite ponette de
mon frère, comme je vous l'avais dit?
CHARLES. Oui, madame.
LA COMTESSE. Eh bien! ma chère Léonie, le temps est beau, va
mettre ton habit de cheval, et tu essaieras la ponette dans le parc.
LÉONIE.
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