Bas les coeurs! | Page 7

Georges Darien
tête.
--Dame! vous comprenez bien qu'avec des idées comme les siennes...
--Oh! il faut savoir à quoi s'en tenir, répète Louise très surexcitée. Et si tu veux, Jean, tu
vas t'en aller chez le père Merlin pour lui tirer les vers du nez.
Ce rôle d'espion ne me convient pas beaucoup. Je me tourne vers mon père.

--Mais papa ne voudra peut-être pas...
--Avec ça que tu as besoin de la permission de papa pour y passer des demi-journées
entières, chez le père Merlin! Allons, tâche de faire ce qu'on te dit.
Je ferai ce qui me plaira. Et d'abord je ne lui demanderai rien, au père Merlin, rien du tout;
je ne lui tirerai pas les vers du nez. Et s'il me raconte ses affaires, je garderai tout pour
moi, je ne répéterai rien, rien.
***
Je sonne à sa porte. Il vient m'ouvrir, un bâton de frotteur à la main et un pied déchaussé.
Il frotte. Gare à mes oreilles si je fais des bêtises.
--Ah! c'est toi! Ton ami Léon n'est pas avec toi? C'est dommage. La première fois que je
le verrai, ce garnement-là, je lui donnerai de mes nouvelles; il m'a cassé un pied de
dahlia... Tu veux aller au jardin? Va au jardin. Tu peux bêcher la troisième plate-bande,
celle du fond.
--Oui, monsieur Merlin; et vous...
--Je frotte!
Il rentre dans la maison dont il fait claquer la porte et j'entends bientôt le va-et-vient de la
cire sur le plancher, suivi du frottement de la brosse qui, à temps égaux, heurte les
plinthes.
C'est un brave homme, le père Merlin, mais il a ses manies. Quand il est en colère, quand
il a quelque sujet de contrariété ou d'affliction, vite, il attrape sa cire et sa brosse et
s'enferme dans sa maison; il ne faudrait pas choisir ce moment-là pour le taquiner. Quand
il vous a dit: «Je frotte!» il n'y a plus qu'à le laisser tranquille. «Je frotte!» c'est un
avertissement, une menace; ce n'est pas, comme on pourrait le croire, l'énoncé d'une
occupation domestique. Ça veut dire: «Je suis en colère. Je passe ma colère sur mon
plancher. J'aime mieux ça que de la passer sur vous, pourvu que vous me laissiez
tranquilles.» Ça veut dire: «Fichez-moi la paix.»
On sait à quoi s'en tenir là-dessus, dans le voisinage. Mais on continue à le fréquenter, à
lui faire bon visage, malgré ça, malgré ses opinions ultra-républicaines qu'il affiche très
ouvertement. Il a de si belles fleurs! Au dernier concours horticole, comme on couronnait
Gédéon, l'horticulteur, pour ses hortensias, le père Merlin, plein de dédain pour les
produits primés, a traduit son opinion par un mot qui a fait rougir les dames. Il a dit:
--C'est de la fouterie.
Les dames qui ont rougi ont dû se rendre compte qu'il n'y avait rien d'exagéré dans cette
appréciation, car elles ont continué à demander au bonhomme des bouquets qu'il leur
offre gracieusement.

Car il est gracieux quand il veut, le père Merlin, très gracieux même. On voit qu'il a été
bien élevé. Il est fort comme un Turc, aussi, malgré ses cinquante ans passés. Je l'ai
entendu dire, à propos d'un jeune homme de vingt-deux ans, bien râblé, qui le tournait en
ridicule:
--Si ce galopin continue, je le casserai en deux comme une allumette.
Et le jeune homme s'est tenu coi.
Il aime beaucoup les enfants. Il paraît qu'il en a eu, mais qu'ils sont morts. Sa femme
aussi. Quand je dis: sa femme... On prétend qu'il n'a jamais été marié et qu'il vivait en
concubinage. Ça m'intrigue fort. J'ai demandé des renseignements à Catherine qui m'a
répondu, mais avec un grand accent de conviction cette fois:
--Le père Merlin! C'est le bon Dieu qui l'a puni.
Un jour que le vieux m'avait parlé longtemps de ses enfants et de sa femme, comme si de
rien n'était, en se déclarant même très malheureux de les avoir perdus, j'ai osé demander à
Mme Arnal ce que c'était que le concubinage. Elle a commencé une explication vague,
s'est troublée et a fini par me dire, en me fouillant de ses yeux profonds, qu'il ne fallait
jamais parler de ces choses-là, que tout ça «c'était bien vilain».
Ce qui est vilain, aussi, c'est de ramasser du crottin dans la rue. Pourtant le père Merlin,
tous les soirs régulièrement, recueille celui du quartier. Il se promène dans les rues,
pendant une petite heure, avec une pelle et une brouette. Quand il rentre, sa brouette est
toujours pleine. On dirait que les chevaux le connaissent et qu'ils tiennent à lui faire
plaisir.
J'ai voulu l'aider autrefois dans sa chasse à l'engrais, dans ses pérégrinations à la
recherche de la fiente chevaline. Mais Louise m'a rencontré un soir, précédant la brouette,
la pelle sur l'épaule, faisant le service d'éclaireur; elle
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