il m'a cassé un pied de dahlia... Tu veux aller au jardin? Va au jardin. Tu peux bêcher la troisième plate-bande, celle du fond.
--Oui, monsieur Merlin; et vous...
--Je frotte!
Il rentre dans la maison dont il fait claquer la porte et j'entends bient?t le va-et-vient de la cire sur le plancher, suivi du frottement de la brosse qui, à temps égaux, heurte les plinthes.
C'est un brave homme, le père Merlin, mais il a ses manies. Quand il est en colère, quand il a quelque sujet de contrariété ou d'affliction, vite, il attrape sa cire et sa brosse et s'enferme dans sa maison; il ne faudrait pas choisir ce moment-là pour le taquiner. Quand il vous a dit: ?Je frotte!? il n'y a plus qu'à le laisser tranquille. ?Je frotte!? c'est un avertissement, une menace; ce n'est pas, comme on pourrait le croire, l'énoncé d'une occupation domestique. ?a veut dire: ?Je suis en colère. Je passe ma colère sur mon plancher. J'aime mieux ?a que de la passer sur vous, pourvu que vous me laissiez tranquilles.? ?a veut dire: ?Fichez-moi la paix.?
On sait à quoi s'en tenir là-dessus, dans le voisinage. Mais on continue à le fréquenter, à lui faire bon visage, malgré ?a, malgré ses opinions ultra-républicaines qu'il affiche très ouvertement. Il a de si belles fleurs! Au dernier concours horticole, comme on couronnait Gédéon, l'horticulteur, pour ses hortensias, le père Merlin, plein de dédain pour les produits primés, a traduit son opinion par un mot qui a fait rougir les dames. Il a dit:
--C'est de la fouterie.
Les dames qui ont rougi ont d? se rendre compte qu'il n'y avait rien d'exagéré dans cette appréciation, car elles ont continué à demander au bonhomme des bouquets qu'il leur offre gracieusement.
Car il est gracieux quand il veut, le père Merlin, très gracieux même. On voit qu'il a été bien élevé. Il est fort comme un Turc, aussi, malgré ses cinquante ans passés. Je l'ai entendu dire, à propos d'un jeune homme de vingt-deux ans, bien rablé, qui le tournait en ridicule:
--Si ce galopin continue, je le casserai en deux comme une allumette.
Et le jeune homme s'est tenu coi.
Il aime beaucoup les enfants. Il para?t qu'il en a eu, mais qu'ils sont morts. Sa femme aussi. Quand je dis: sa femme... On prétend qu'il n'a jamais été marié et qu'il vivait en concubinage. ?a m'intrigue fort. J'ai demandé des renseignements à Catherine qui m'a répondu, mais avec un grand accent de conviction cette fois:
--Le père Merlin! C'est le bon Dieu qui l'a puni.
Un jour que le vieux m'avait parlé longtemps de ses enfants et de sa femme, comme si de rien n'était, en se déclarant même très malheureux de les avoir perdus, j'ai osé demander à Mme Arnal ce que c'était que le concubinage. Elle a commencé une explication vague, s'est troublée et a fini par me dire, en me fouillant de ses yeux profonds, qu'il ne fallait jamais parler de ces choses-là, que tout ?a ?c'était bien vilain?.
Ce qui est vilain, aussi, c'est de ramasser du crottin dans la rue. Pourtant le père Merlin, tous les soirs régulièrement, recueille celui du quartier. Il se promène dans les rues, pendant une petite heure, avec une pelle et une brouette. Quand il rentre, sa brouette est toujours pleine. On dirait que les chevaux le connaissent et qu'ils tiennent à lui faire plaisir.
J'ai voulu l'aider autrefois dans sa chasse à l'engrais, dans ses pérégrinations à la recherche de la fiente chevaline. Mais Louise m'a rencontré un soir, précédant la brouette, la pelle sur l'épaule, faisant le service d'éclaireur; elle a prévenu mon père qui m'a formellement défendu de continuer à me compromettre. Un Barbier ramasser du crottin! Est-ce que j'aurais l'intention de devenir républicain, par hasard? Ma soeur en rougissait jusqu'aux oreilles.
Le lendemain soir, comme je voyais le père Merlin r?der autour de sa brouette et que je cherchais un prétexte pour ne pas l'accompagner, il m'a dit lui-même de ne pas venir avec lui.
--Car on te l'a défendu, n'est-ce pas?
--Oui, monsieur.
Il a haussé les épaules. C'est son habitude. Que je lui parle de mes parents, des voisins, de ce qui se passe dans le quartier ou dans la ville, il hausse les épaules. C'est surtout lorsque je lui demande un bouquet de la part de ma soeur qu'il a un petit mouvement d'épaules accompagné d'un mince sourire railleur--toujours le même--qui en dit long. Il ne doit guère se tromper sur le compte de Louise. Il ne m'en a jamais parlé mal, c'est vrai--il ne cancane pas--mais on voit qu'il est fixé à son sujet. Au sujet de bien d'autres aussi, sans doute. Il doit savoir juger les hommes, le père Merlin, avec ses yeux clairs, et c'est peut-être pour cela qu'il les méprise un peu--et qu'il n'en dit rien.
Son haussement d'épaules ne signifie pas: ?Ce
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