aussi, de ce temps-là, une grande frayeur de mon père.
Non pas qu'il soit mauvais pour moi. Mais il y a dans son regard quelque chose de méchant qu'il ne peut arriver à adoucir.
--Monsieur n'est pas commode, dit Catherine.
C'est à peu près ?a: pas commode, raboteux, à angles droits. Il me gêne. Je me contrains devant lui. Son regard, que je sens peser sur moi, m'a rendu un peu sournois. Paresseux au possible, je joue les studieux--en truquant de toutes les fa?ons.--Je lui désobéis rarement. Je n'ai pas peur qu'il me mette à mort, comme Brutus. Je crains qu'il ne me fasse remarquer, de son ton froid, qu'il a la bonté de ne pas me priver de dessert.
A part les deux heures de le?ons que me donne M. Beaudrain, le soir je suis à peu près libre. Je ne m'amuse guère. Sans Léon qui vient souvent jouer avec moi, et le père Merlin, notre voisin, que je vais voir presque tous les jours, je crèverais d'ennui. J'aimerais bien aller m'amuser au chantier; mais mon père me défend de parler aux ouvriers. Un jour, Louise m'a vu causer à l'un d'eux. Elle a mouchardé. J'ai re?u un savon et l'ouvrier aussi.
--?a t'apprendra à parler à ces gens-là, m'a dit Louise. Avec ?a que tu es déjà si bien élevé!
Je voudrais demeurer à Paris. J'ai envie de Paris. Chaque fois que j'y vais, je voudrais y rester, ne jamais retourner à Versailles. C'est ennuyeux comme tout, Versailles, ennuyeux comme tout. On dirait que c'est mort.
--Une ville charmante, dit M. Beaudrain.
Et il parle des souvenirs historiques en passant un bout de langue sur ses lèvres, qui pèlent comme de l'écorce de bouleau.
M. Beaudrain a l'air d'un croque-mort. Ils sont tous comme lui, les gens qui habitent Versailles: dr?les comme des enterrements. M. Legros, seul de toutes les personnes qui viennent chez nous, rit toujours; seulement il est bête comme une oie. Il a des yeux en boules de loto, des narines poilues, des oreilles en feuilles de chou et un gros menton rasé de près, tout piqué de trous, qui ressemble à une pomme d'arrosoir.
Il y a aussi Mme Arnal, qui est bien gentille. Elle va souvent à Paris où son mari tient un magasin, et ?a se voit. J'aimerais bien me marier avec une femme comme elle. A condition qu'elle sautat un peu moins, par exemple. Elle est toujours en l'air. On dirait qu'elle a du vif-argent quelque part. Mais je n'en suis pas encore là. J'ai le temps d'attendre.
Pour le moment, mon père me gêne, Catherine m'ennuie, Louise m'embête, Versailles m'assomme.
Voilà.
III
Nous finissons de déjeuner. Mme Arnal entre.
--Vous ne savez pas?
--Quoi donc?
--Le père Merlin est revenu.
--Bah! Vous êtes s?re?
--Comment donc! Il est dans son jardin, en train d'arroser ses fleurs.
Et, plus bas:
--Il a un linge blanc autour de la tête; le front tout entortillé... Il y a quelque chose là-dessous.
--Oh! oui, fait ma soeur; quelque chose de louche. Il vaudrait mieux savoir à quoi s'en tenir, car enfin on ne peut pas fréquenter toute sorte de monde. N'est-ce pas, papa?
--Sans doute, sans doute; mais...
--Oh! tu sais, tu ne m'?teras pas de l'idée qu'il a attrapé ses horions à la manifestation... tenez, madame, j'ai gardé le journal. Le voilà.
Elle lit:
--?A la hauteur de la Porte-Saint-Martin, une bande composée de quelques centaines de voyous, escortant un grand dr?le portant un drapeau, se dirige vers le Chateau-d'Eau, aux cris de: Vive la paix! Cette manifestation est accueillie par des sifflets partis des bas-c?tés des boulevards. Et bient?t la foule, ne pouvant plus contenir son indignation, se précipite sur ces stipendiés de Bismarck et les disperse, non sans avoir administré à quelques-uns des plus acharnés une correction bien méritée.?
Mme Arnal hoche la tête.
--Dame! vous comprenez bien qu'avec des idées comme les siennes...
--Oh! il faut savoir à quoi s'en tenir, répète Louise très surexcitée. Et si tu veux, Jean, tu vas t'en aller chez le père Merlin pour lui tirer les vers du nez.
Ce r?le d'espion ne me convient pas beaucoup. Je me tourne vers mon père.
--Mais papa ne voudra peut-être pas...
--Avec ?a que tu as besoin de la permission de papa pour y passer des demi-journées entières, chez le père Merlin! Allons, tache de faire ce qu'on te dit.
Je ferai ce qui me plaira. Et d'abord je ne lui demanderai rien, au père Merlin, rien du tout; je ne lui tirerai pas les vers du nez. Et s'il me raconte ses affaires, je garderai tout pour moi, je ne répéterai rien, rien.
***
Je sonne à sa porte. Il vient m'ouvrir, un baton de frotteur à la main et un pied déchaussé. Il frotte. Gare à mes oreilles si je fais des bêtises.
--Ah! c'est toi! Ton ami Léon n'est pas avec toi? C'est dommage. La première fois que je le verrai, ce garnement-là, je lui donnerai de mes nouvelles;
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