Bas les coeurs! | Page 5

Georges Darien
des murs de la chambre de sa soeur. Il est là debout, assis, à pied, à cheval, en veste d'écurie, en grande tenue, tête nue, cuirassé et casqué. Chaque fois qu'elle touche ses gages, Catherine lui en envoie les deux tiers et lui réclame une photographie. La dernière qu'elle a re?ue est superbe: elle a vingt centimètres de haut, elle est peinte et la tête du cuirassier, un point de carmin aux joues et aux lèvres, a été délicatement collée par le photographe entre le casque et la cuirasse d'un cavalier acéphale, comme on en fabrique d'avance, à la grosse.
Catherine ne tarit pas d'éloges sur son frère.
--Vous auriez d? vous engager dans son régiment, fait mon père. Vous avez la taille, je crois?
--Ah! monsieur, si ?'avait été possible! Comme je l'aurais soigné!
Mon père et ma soeur rient aux éclats. Je ne sais pas pourquoi, mais je leur en veux de leur rire.
A vrai dire, je leur en veux de moins en moins. J'ai eu beaucoup d'affection pour Catherine, autrefois, mais je m'en suis détaché insensiblement. M'ayant connu au berceau, elle a continué à me traiter en enfant; elle ne peut arriver à se figurer que je vais être bient?t un homme. Il y a dans sa tendresse pour moi quelque chose qui sent la nounou, le lange, le hochet. Elle a, en nouant ma cravate, le matin, des petits tapotements très doux, des lissages d'étoffes, de ces gestes qui ajustent les robes de bébés--qui arrangent les bavettes.--Et puis, au point de vue intellectuel, nous avons cessé toutes relations. Elle a un mot qui explique tout et qui a fini par me déplaire. A toutes mes questions sur les chiens écrasés, les aveugles et les boiteux, les chevaux qui se cassent une jambe et les morts qu'on mène au cimetière, elle faisait la même réponse: ?C'est le bon Dieu qui l'a puni.?
--Catherine, sais-tu pourquoi le poisson rouge qui était dans l'aquarium est mort?
--C'est le bon Dieu qui l'a puni.
?a m'a paru insuffisant--et douteux.
Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu arriver à trouver du plaisir dans la société d'un être aussi borné. Je la méprise un peu. Elle m'ennuie beaucoup. Elle s'en est aper?ue, et en souffre.
Tant pis.
Ma soeur est une pimbêche. C'est une petite poupée, pas vilaine, si l'on veut, mais pas jolie, jolie. Poseuse, hypocrite, égo?ste, rapporteuse, pincée. Orgueilleuse comme un paon.
--Pourquoi?
J'ai entendu un ouvrier du chantier dire d'elle, une fois:
--On dirait qu'elle a pondu la colonne Vend?me.
Ma foi, oui.
Elle m'embête.
Mon père est entrepreneur de charpente et de menuiserie; il est propriétaire, à Versailles, de l'établissement du Vieux Clagny. C'est, lui qui a fait poser ces longues planches qui portent son nom: Barbier, le long de la ligne du chemin de fer, avant d'arriver à la gare. Il possède aussi un chantier à Paris, rue Saint-Jacques. Ce chantier est tout voisin d'un autre: le chantier des Grands-Hommes, qui lui fait une concurrence désastreuse. Mon père a essayé de reprendre le dessus, plusieurs fois, sans aucun résultat appréciable. A chaque échec, une envie folle lui venait de se débarrasser de son établissement parisien.
--J'y mange de l'argent! criait-il. J'y mange tout ce que je gagne a Versailles!
Pourtant, il ne pouvait se résoudre à vendre. A la fin, une idée, une idée fixe, l'a possédé: acheter les Grands Hommes.
Il y a sept ans qu'il rêve à cette acquisition--qu'il sait impossible--et ?'a été le sujet de discussions terribles que je me rappelle vaguement, avec ma mère. Mon père lui reprochait, de plus en plus aprement, avec brutalité dans les derniers temps, de ne pas avoir payé sa dot. Il l'accusait de l'avoir volé, de s'être entendue avec son père à elle, le grand-père Toussaint, pour le filouter.
--Oui, tu savais qu'il me mettait dedans, le vieux brigand!... Tu n'as même pas pensé à tes enfants!... Tu t'en moques, de tes enfants!... Comme de ton mari, n'est-ce pas?... Tout pour ta famille! Une famille de fripons, de canailles!... De canailles!...
J'ai encore de ces cris-là dans les oreilles, de ces cris haineux, mal étouffés par les murs, et qui venaient souvent, la nuit, me terrifier dans mon petit lit. Je savais que mes parents se disputaient et s'insultaient, que mon père bousculait ma mère pour de l'argent. Et depuis ce temps-là j'ai le dégo?t et la peur de l'argent. J'ai presque deviné, à douze ans, tout ce que peut faire commettre d'horrible et d'infame une ignoble pièce de cent sous.
J'ai grandi au milieu de discussions d'intérêt coupées de scènes de plus en plus violentes jusqu'à la mort de ma mère. Ces scènes ont effacé en moi, à la longue, son image douce et bonne, et je ne peux plus la voir quand j'évoque son souvenir, que pale et craintive, baissant la tête, pauvre bête maltraitée sans pitié par son ma?tre, et fuyant sous les coups. J'ai gardé
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