Barnabé Rudge, Tome II | Page 7

Charles Dickens
gagner au large hardiment; puis il remonta
avec autant de calme et de sang-froid que s'il venait de débarquer.
La populace montra d'abord quelque velléité de lui faire payer son
intervention dans l'affaire; mais, comme John avait l'air solide et de
sang-froid, comme d'ailleurs il portait la livrée de lord Georges, on se
ravisa, et l'on se contenta d'envoyer de loin, après le bateau, une grêle
de cailloux qui firent sur l'eau des ricochets innocents: car la barque,
pendant ce temps-là, avait passé le pont, et glissait à toutes rames au
milieu du courant.
Après cette récréation, les gens de la foule s'en retournèrent, donnant,
sur leur chemin, des coups de marteau à la protestante dans les portes
des catholiques, cassant quelques lanternes et rossant quelques
constables égarés. Mais, en entendant annoncer à voix basse qu'il
arrivait un détachement des gardes du roi, ils prirent leurs jambes à leur
col, et la rue fut balayée en un moment.

CHAPITRE II.
Après que le rassemblement se fut dispersé, se dirigeant, par petits
groupes fortuits, dans différentes directions, il ne resta plus, sur le lieu
de la scène du dernier événement, qu'un homme; c'était Gashford. Tout
meurtri de sa chute, mais plus abattu encore par la honte, et furieux de
la flétrissure qu'il venait de subir, il s'en allait boitant de droite et de
gauche, ne respirant que malédictions, menaces et vengeance.

Le secrétaire n'était pas homme à épuiser sa colère en vaines paroles.
Tout en évaporant, dans ces effusions violentes, les premières bouffées
de sa haine, il suivait d'un oeil ferme deux hommes qui, après avoir
disparu avec les autres, quand on avait sonné l'alarme, étaient revenus
depuis, et se montraient à présent au clair de la lune, errant et causant
ensemble, à quelque distance, sur la place.
Il ne fit pas un mouvement pour s'avancer vers eux, mais il attendit
patiemment, dans le côté sombre de la rue, qu'ils fussent las de se
promener de long en large et qu'ils fussent partis de compagnie. Alors il
les suivit, mais d'un peu loin, ne les perdant pas de vue, mais sans le
faire paraître, et surtout sans se laisser voir à ces deux personnages.
Ils montèrent dans la rue du Parlement, passèrent devant l'église
Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles, gagnèrent la route de
Tottenham-Court, derrière laquelle se trouvait alors, à l'ouest, une place
appelée les Chemins verts. C'était un endroit retiré, assez mal famé, qui
conduisait dans la campagne. De gros tas de cendres, des mares d'eau
stagnante, une végétation de mouron et de chiendent; des tourniquets
cassés, quelques pieux de barricades encore fichés en terre, après que
les gens en avaient, depuis longtemps, emporté les barreaux pour faire
du feu avec, et menaçant d'accrocher de leurs clous rouillés le
promeneur distrait qui passait par là: voilà les traits les plus
remarquables du tableau que présentait ce paysage. Seulement, çà et là,
un baudet ou une rosse décrépite, attachés par la longe à un piquet, pour
se régaler des misérables touffes d'herbe rabougrie qu'ils pourraient
disputer au sol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie avec le
reste et annonçaient clairement, quand les maisons ne l'auraient pas
assez fait connaître par elles-mêmes, la pauvreté des gens qui vivaient
là dans les buttes crevassées du voisinage, et la témérité qu'il y aurait à
un homme qui aurait de l'argent dans ses poches, ou une mise cossue,
de s'aventurer par là tout seul, autrement qu'en plein jour.
Les pauvres sont, à certains égards, comme les riches: ils ont aussi leurs
caprices en fait de goût. Il y avait de ces cabanes avec de petites
tourelles; il y en avait d'autres qui avaient de fausses fenêtres peintes
sur leurs murailles en ruine. L'une d'elles soutenait un joujou de clocher

sur une tour caduque de quatre pieds de haut, qui servait à dérober aux
yeux la cheminée. Il n'en était pas une qui n'eût, dans le petit morceau
de terre devant la maison, un banc rustique ou un berceau. La
population du lieu faisait le commerce d'os, de chiffons, de verres
cassés, de vieilles roues, de chiens et d'oiseaux. Tous ces divers objets,
distribués sans ordre, emplissaient les jardins et répandaient un parfum
qui n'était pas des plus délicieux, dans l'air agité d'ailleurs par des
aboiements, des cris, des hurlements.
C'est dans ce refuge que le secrétaire suivit les deux hommes qu'il
n'avait pas perdus de vue; c'est là qu'il les vit entrer chez eux dans une
des maisons les plus misérables, qui ne se composait que d'une
chambre, et encore assez petite. Il attendit dehors, jusqu'à ce que le
bruit de leurs voix, mêlé à des chants discordants, lui eût fait connaître
qu'ils étaient en belle humeur; et alors, s'approchant de la porte, au
moyen d'une planche vacillante placée en travers sur le fossé, il frappa
avec
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