Barnabé Rudge, Tome I | Page 6

Charles Dickens
a qu'un instant; et
lui-même le voilà qui renonce à un bon souper bien chaud et à notre
meilleur lit... pourquoi? parce que Mlle Haredale est allée à un bal
masqué à Londres, et qu'il met la joie de son coeur à la voir. Ce n'est
pas moi qui ferais ça, toute belle qu'elle est. Mais moi, je ne suis pas
amoureux, ou ce serait donc sans le savoir; et ça fait une fière
différence.
-- Il est donc amoureux, dit l'étranger?
-- Un peu, répliqua Joseph: il pourrait bien l'être moins, mais il ne peut
pas l'être plus.
-- Silence, monsieur! cria le père.
-- Quel luron vous faites, Joseph! dit le long Parkes.
-- Peut-on voir un garçon plus inconsidéré! murmura Tom Cobb.
-- Se lancer comme ça! tordre et arracher le nez de son propre père!
exclama le sacristain par forme de métaphore.
-- Qu'est-ce que j'ai donc fait? répliqua le pauvre Joe.
-- Silence, monsieur! repartit son père; pourquoi vous avisez-vous de
parler, quand vous voyez des gens qui ont deux ou trois fois votre âge

rester tranquillement assis sans souffler mot?
-- Eh bien alors, n'est-ce pas justement le bon moment de parler? dit Joe
d'un air mutin.
-- Le bon moment, monsieur! riposta son père, le bon moment! il n'y a
pas de bon moment!
-- Ah! certainement, marmotta Parkes en penchant gravement la tête
vers les deux autres, qui penchèrent leur tête par réciproque, et qui
murmurèrent tout bas que l'observation était d'une grande justesse.
-- Oui, monsieur, le bon moment, c'est le moment de se taire, répéta
John Willet, quand j'étais à votre âge, jamais je ne parlais, je n'avais
jamais la démangeaison de parler, j'écoutais pour m'instruire... Voilà ce
que je faisais, moi.
-- Et voilà ce qui fait que vous avez dans votre père un rude jouteur
pour le raisonnement, Joe, dit Parkes, si tant est que personne se frotte à
raisonner avec lui.
-- Quant à cela, Philippe, observa M. Willet en soufflant d'un coin de sa
bouche un nuage de fumée long, mince et sinueux, et en le regardant
d'un air abstrait flotter et disparaître, quant à cela, Philippe, le
raisonnement est un don de la nature. Si la nature doue un homme des
puissances du raisonnement, un homme a le droit de s'en faire honneur,
il n'a pas le droit de s'en tenir à une fausse modestie et de nier qu'il ait
reçu ce don-là: car c'est tourner le dos à la nature, c'est se moquer d'elle,
c'est mésestimer ses plus précieux cadeaux, c'est se ravaler jusqu'au
pourceau, qui ne mérite pas qu'elle jette ses perles devant lui.»
L'aubergiste ayant fait une longue pause, M. Parkes en conclut
naturellement que le discours était terminé aussi, se tournant avec un
air austère vers le jeune homme, il s'écria:
«Vous entendez, ce que dit votre père, Joe? Vous n'aimeriez pas trop à
vous frotter à lui pour le raisonnement, n'est-ce pas?

-- Si..., dit John Willet en reportant ses yeux du plafond au visage de
son interrupteur, et en articulant le monosyllabe comme avec des
majuscules, pour lui apprendre qu'il avait fait un pas de clerc en
s'engageant avec une précipitation malséante et irrespectueuse, si la
nature m'avait conféré, monsieur, le don du raisonnement, pourquoi ne
l'avouerais-je pas, ou plutôt pourquoi ne m'en glorifierais-je pas? Oui,
monsieur, je suis un rude jouteur de ce côté-là. Vous avez raison,
monsieur: j'ai fait mes preuves, monsieur, dans cette salle mainte et
mainte fois, comme vous le savez, je pense; ou si vous ne le savez pas,
ajouta John remettant sa pipe à sa bouche, tant mieux, car je n'ai pas
d'orgueil, et ce n'est pas moi qui irai vous le conter.»
Un murmure général de ses trois compères, accompagné d'un
mouvement général de leurs têtes approbatives, toujours dans la
direction du chaudron de cuivre, assura John Willet qu'ils avaient trop
bien expérimenté ses facultés puissantes, et qu'ils n'avaient pas besoin
de preuves ultérieures pour être convaincus de sa supériorité. John n'en
fuma qu'avec plus de dignité, les examinant en silence.
«Une très jolie conversation, marmotta Joe, qui s'était remué sur sa
chaise avec des gestes de mécontentement. Mais si vous entendez me
dire par là que je ne dois jamais ouvrir la bouche...
-- Silence, monsieur! vociféra le père. Non, vous ne le devez jamais.
Quand on vous demande votre avis, donnez-le. Quand on vous parle,
parlez. Quand on ne vous demande pas votre avis et qu'on ne vous parle
pas, ne donnez pas votre avis et ne parlez pas. Ma foi! le monde a subi
un beau changement depuis ma jeunesse. Je crois, vraiment, qu'il n'y a
plus d'enfants; qu'il n'y en a plus du tout d'enfants; qu'il n'y a plus de
différence entre un moutard et un homme, et que tous
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