Barnabé Rudge, Tome I | Page 4

Charles Dickens
unique, pour la braquer sur l'homme au chapeau
rabattu. Il en vint même, à la longue, à une fixité de regard d'une
intensité si notable, qu'elle frappa ses compères du coin du feu. Tous,
d'un commun accord, ôtant leurs pipes de leurs lèvres, se mirent
également à considérer l'étranger, l'oeil fixe, la bouche béante.
Le robuste aubergiste avait une paire de grands yeux stupides comme
des yeux de poisson, et le petit homme qui avait hasardé la remarque au
sujet de la lune (il était sacristain et sonneur de Chigwell, village situé
tout près du Maypole) avait de petits yeux ronds, noirs et brillants
comme des grains de rosaire. Ce petit homme portait en outre aux
genouillères de sa culotte d'un noir de rouille, sur son habit du même
ton, et du haut en bas de son gilet à pans rabattus, de petits boutons
bizarres qui ne ressemblaient à rien qu'à ses yeux; mais, par exemple, la
ressemblance était si frappante, que, lorsqu'ils étincelaient et
chatoyaient à la flamme de l'âtre également reflétée sur les boucles
luisantes de ses souliers, il paraissait tout yeux des pieds à la tête et l'on

eût dit qu'il employait chacun d'eux à contempler le chaland inconnu.
Qui s'étonnerait qu'un homme devînt mal à son aise sous le feu d'une
pareille batterie, sans parler des yeux appartenant à Tom Cobb le
courtaud, marchand de chandelles et buraliste de la poste; puis encore
au long Philippe Parkes, le garde forestier, qui tous deux, gagnés par la
contagion de l'exemple, regardaient non moins fixement l'homme au
chapeau rabattu?
L'étranger finit par devenir mal à son aise; peut-être était-ce de se voir
exposé à cette fusillade de regards inquisiteurs: peut- être cela
dépendait-il de la nature de ses méditations précédentes; plus
probablement de la dernière cause: car, lorsqu'il changea sa position et
jeta à la hâte un regard autour de lui, il tressaillit de se trouver le point
le mire de regards si perçants, et il lança au groupe de la cheminée un
coup d'oeil colère et soupçonneux. Ce coup d'oeil eut pour effet de
détourner immédiatement tous les yeux vers l'âtre, excepté ceux de
John Willet, lequel, se voyant pris en quelque sorte sur le fait, et n'étant
pas (comme nous l'avons déjà constaté) d'un naturel très vif, restait seul
à contempler son hôte d'une façon singulièrement gauche et
embarrassée.
«Eh bien?» dit l'étranger.
Eh bien! il n'y avait pas grand-chose dans cet Eh bien-là, ce n'était pas
un long discours.
«J'avais cru que vous demandiez quelque chose,» dit l'aubergiste après
une pause de deux ou trois minutes, pour se donner le temps de la
réflexion.
L'étranger ôta son chapeau et découvrit les traits durs d'un homme de
soixante ans ou environ. Ils étaient fatigués et usés par le temps. Leur
expression, naturellement rude, n'était pas adoucie par un foulard noir
serré autour de sa tête, et qui, tout en tenant lieu de perruque,
ombrageait son front et cachait presque ses sourcils Était-ce pour
distraire les regards et leur dérober une profonde balafre à présent
cicatrisée en une laide couture, mais qui, lorsqu'elle était fraîche, avait
dû mettre à nu la pommette de la joue? Si c'était là son but, il n'y

réussissait guère, car elle sautait aux yeux. Son teint était d'une nuance
cadavéreuse, et il avait une barbe grise, déjà longue de quelque trois
semaines de date. Tel était le personnage (très piètrement vêtu) qui se
leva alors de son siège et vint, en se promenant à travers la salle, se
rasseoir dans le coin de la cheminée, que lui céda très vite le petit
sacristain, par politesse ou par crainte.
«Un voleur de grand chemin! chuchota Tom Cobb à Parkes, le garde
forestier.
-- Croyez-vous que les voleurs de grand chemin n'ont pas un plus beau
costume que celui-là? repartit Parkes C'est, quelque chose de mieux
que ce que vous pensez, Tom. Les voleurs de grand chemin ne sont pas
des gueux en guenilles, ce n'est pas dans leurs goûts ni dans leurs
habitudes, je vous en donne ma parole.»
Pendant ce dialogue, le sujet de leurs conjectures avait fait à
l'établissement l'honneur de demander quelque breuvage, qui lui avait
été servi par Joe[7], fils de l'aubergiste, gars d'une vingtaine d'années, à
larges épaules bien découplé, que son père se plaisait encore à
considérer comme un petit garçon, et à traiter en conséquence. Étendant
ses mains pour les réchauffer au feu de l'âtre, l'homme tourna la tête du
côté de la compagnie, et, après l'avoir parcourue d'un regard perçant, il
dit, d'une voix bien appropriée à son extérieur:
«Quelle est donc cette maison qui se trouve à environ un mille d'ici?
-- Un cabaret? dit l'aubergiste de son ton habituel.
-- Un cabaret, père! se récria Joe. Y pensez-vous? un cabaret à un mille
environ du
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 183
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.