Barnabé Rudge, Tome I | Page 3

Charles Dickens
fermait toujours sa
maison.
Le nom de celui sur lequel descendait ainsi l'inspiration prophétique,
était John Willet, homme corpulent, à large tête, dont la face rebondie
dénotait une profonde obstination et une rare lenteur d'intelligence,
combinées avec une confiance vigoureuse en son propre mérite. La
vanterie ordinaire de John Willet, dans sa plus grande tranquillité
d'humeur, consistait à dire que, s'il n'était pas prompt d'esprit, au moins
il était sûr et infaillible; assertion qui du moins ne pouvait être
contredite, lorsqu'on le voyait en toute chose l'opposé de la promptitude,
comme aussi l'un des gaillards les plus bourrus, les plus absolus qui
fussent au monde, toujours sûr que ce qu'il disait, pensait ou faisait était
irréprochable, et le tenant pour une chose établie, ordonnée par les lois
de la nature et de la Providence, si bien que n'importe qui disait, faisait
ou pensait autrement, devait être inévitablement et de toute nécessité
dans son tort.
M. Willet marcha lentement vers la fenêtre, aplatit son nez grassouillet
contre la froide vitre, et, ombrageant ses yeux pour que la rouge lueur
de l'âtre ne gênât point sa vue, il regarda au dehors. Puis il retourna
lentement vers son vieux siège, dans le coin de la cheminée, et s'y
installant avec un léger frisson, comme un homme qui aurait assez pâti
du froid pour sentir mieux les délices d'un feu qui réchauffe et qui brille,

il dit en regardant ses hôtes à la ronde:
«Le ciel s'éclaircira à onze heures sonnantes, ni plus tôt ni plus tard.
Pas avant et pas après.
-- À quoi devinez-vous ça? dit un petit homme dans le coin d'en face; la
lune n'est plus en son plein, et elle se lève à neuf heures.»
John regarda paisiblement et solennellement son questionneur, jusqu'à
ce qu'il fût bien sûr d'avoir réussi à saisir la portée de l'observation, et
alors il fit une réponse d'un ton qui semblait signifier que la lune était
son affaire personnelle, et que nul autre n'avait rien à y voir.
«Ne vous inquiétez pas de la lune. Ne vous donnez pas cette peine- là.
Laissez la lune tranquille, et moi je vous laisserai tranquille aussi.
-- Je ne vous ai pas fâché, j'espère?» dit le petit homme.
Derechef John attendit à loisir jusqu'à ce que l'observation eût pénétré
dans son cerveau, et alors répliquant: «Fâché? non, pas jusqu'à
présent;» il alluma sa pipe, et fuma dans un calme silence. Il jetait de
temps en temps un coup d'oeil oblique sur un homme enveloppé d'une
ample redingote, avec de larges parements ornés de galons d'argent tout
ternis, et de grands boutons de métal. Cet homme était assis à part de la
clientèle régulière de l'établissement; il portait un chapeau rabattu sur
sa figure, ombragée d'ailleurs par la main sur laquelle reposait son front.
Il avait l'air assez peu sociable.
Un autre étranger était assis également, botté et éperonné, à quelque
distance du feu. Ses pensées, à en juger par ses bras croisés, ses sourcils
froncés, et le peu de souci qu'il avait de la liqueur qu'il laissait devant
lui sans y goûter, s'occupaient de tout autre chose que du sujet de la
conversation, ou des messieurs qui conversaient ensemble. C'était un
jeune homme d'environ vingt-huit ans, d'une taille un peu au-dessus de
la moyenne, et, quoique d'une figure assez mignonne, à la grâce il
joignait la vigueur. Il portait ses propres cheveux noirs; il avait un
costume de cavalier, et ce vêtement, ainsi que ses grandes bottes
(semblables pour la forme et le style à celles de nos Life-Guards[6]

d'aujourd'hui), montrait d'incontestables traces du mauvais état des
routes. Mais, tout souillé qu'il était de sa course, il était bien habillé,
même avec richesse, quoique avec une simplicité de bon goût; en un
mot, il avait l'air d'un charmant gentleman.
Sur la table, à côté de lui, gisaient négligemment une lourde cravache et
un chapeau à bords plats, qui sans doute convenait mieux à
l'inclémence de la température. Il y avait aussi là une paire de pistolets
dans leurs fontes, avec un court manteau de cavalier. On ne voyait de sa
figure que les longs cils noirs qui cachaient ses yeux baissés; mais un
air d'aisance négligente et de grâce aussi parfaite que naturelle dans les
attitudes circulait sur toute sa personne, et semblait même se répandre
sur ces menus accessoires, tous beaux et en bon état.
Une seule fois M. Willet laissa ses yeux errer vers le jeune gentleman,
comme pour lui demander à la muette s'il avait remarqué son silencieux
voisin. Évidemment John et le jeune gentleman s'étaient souvent
rencontrés à une époque antérieure. Comme son coup d'oeil ne lui avait
pas été rendu, et n'avait pas même été remarqué par la personne à qui il
l'avait adressé, John concentra graduellement toute sa puissance
visuelle dans un foyer
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