Baccara | Page 7

Hector Malot
une associée,
et on lui devait les comptes qu'on rend à un associé. Sa part remboursée,
les inventaires ne lui avaient plus été communiqués, les comptes ne lui
avaient plus été rendus. Qu'eût-elle pu demander? elle n'était plus rien
dans cette maison. À la vérité, son fils semblait s'entretenir aussi
librement avec elle qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux;

d'ailleurs, c'était sur certains sujets seulement que cette liberté se
montrait; sur la marche des affaires, ils étaient avec elle aussi réservés
l'un que l'autre. Quand elle insistait près de Constant, il répondait
invariablement que les choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient
aller; mais l'embarras et même la réticence se laissait voir dans ses
réponses. Et alors, avec inquiétude, avec remords, elle se demandait si,
en enlevant douze cent mille francs à son fils, elle ne l'avait pas mis
dans une situation critique: les affaires allaient si mal, on parlait si
souvent de faillites; les acheteurs qu'elle était habituée à voir autrefois
venaient maintenant si rarement à Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter
sur sa bru la responsabilité de cette situation, c'eût été un soulagement
pour elle. Mais, malgré l'envie qu'elle en avait, cela ne semblait pas
possible. Jamais, il fallait bien le reconnaître, la fabrique n'avait été
dirigée avec plus d'intelligence et plus d'ordre; la surveillance était de
tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que
pour les petites choses; et dans tous les services on trouvait de ces
économies ingénieuses que seules les femmes savent appliquer sans
rien désorganiser et sans soulever des plaintes.
Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce rien,
elle reprît la lecture de son journal: cependant, il était certain qu'il se
passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru aussi
nerveuse, et cela était caractéristique chez une femme calme d'ordinaire,
qui mieux que personne savait se posséder, et ne dire comme ne laisser
paraître que ce qu'elle voulait bien.
Cependant, si absorbée qu'elle voulût être dans sa lecture, elle ne
pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; à
un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:
--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?
--MM. Bouteillier frères ont suspendu leurs payements.
Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'être pas
interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.
--Vous êtes engagée avec eux pour une grosse somme?

--Assez grosse.
--Et elle vous manque pour votre échéance?
--Constant doit m'apporter les fonds.
Le soulagement qu'éprouva la Maman l'empêcha de remarquer le ton de
cette réponse: quand son fils devait faire une chose, il la faisait, on
pouvait être tranquille. La suspension de payement des frères
Bouteillier suffisait et au delà pour expliquer l'état nerveux de madame
Adeline; ils étaient parmi les meilleurs clients de la maison, les plus
anciens, les plus fidèles, et leur disparition se traduirait par une
diminution de vente importante. Sans doute cela était fâcheux, mais
non irrémédiable; elle avait foi dans la maison de son fils au même
point que dans la fortune d'Elbeuf, et n'admettait pas que la crise qu'on
traversait ne dût bientôt prendre fin; les beaux jours qu'elle avait vus
reviendraient, il n'y avait qu'à attendre. Elle demandait à Dieu de vivre
jusque-là; si après avoir sauvé l'honneur des Adeline elle pouvait voir
la solidité de leur maison assurée, elle serait contente et mourrait en
paix. Depuis soixante-cinq ans elle n'avait pas manqué une seule fois,
excepté pendant ses couches, la messe de sept heures à Saint-Étienne,
où, par sa piété, elle avait fait l'édification de plusieurs générations de
dévotes, mais jamais on ne l'avait vue prier avec autant de ferveur que
depuis que les affaires de son fils lui semblaient en danger. Bien qu'elle
ne quittât pas son fauteuil roulant et ne pût pas se prosterner â genoux,
au mouvement de ses lèvres et à l'exaltation de son regard on sentait
l'ardeur de sa prière. Ses yeux ne quittaient pas la verrière où saint
Roch, patron des cardeurs, tisse, avec des ouvriers, du drap sur un
métier des vieux temps et c'était lui qu'elle implorait particulièrement
pour son fils comme pour son pays natal.
La plume de madame Adeline continuait à courir sur son brouillon
quand dans la cour on entendit un bruit de pas. Qui pouvait venir? Il
semblait qu'il y eût deux personnes. Les pas s'arrêtèrent â la porte du
bureau, où discrètement on frappa quelques coups.
--Ma tante, faut-il ouvrir? demanda Léonie, se levant avec
l'empressement d'un enfant qui saisit toutes les occasions d'interrompre

un travail ennuyeux.
--Mais, sans doute, répondit madame Adeline, bien qu'un peu surprise
qu'à cette heure on frappât â cette porte et non à celle de l'appartement.
Les verrous furent promptement tirés et la porte s'ouvrit.
-Ah!
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