pas rare que tout à
coup il s'interrompît pour se pencher vers elle et l'embrasser en la
prenant dans ses bras:
--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?
Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa beauté
qui lui semblait incomparable; où trouver une fille de dix-huit ans plus
charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne voyait
chez aucune autre, une fraîcheur de carnation, une profondeur, une
tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne de
coeur, si facile, si aimable de caractère!
Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots
affectueux pour la petite Léonie, sa nièce, âgée de douze ans, dont il
était le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de
maîtres particuliers, parce qu'elle était trop faible de santé pour être
envoyée à Rouen au couvent des Dames de la Visitation où toutes les
filles des Adeline avaient été élevées.
Le dîner se prolongeait; quand il était fini, l'heure était avancée; alors il
roulait lui-même sa mère jusqu'à la chambre qu'elle occupait au
rez-de-chaussée, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle était
paralysée; puis, après avoir embrassé Berthe et Léonie, qui montaient à
leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors
commençait entre eux la causerie sérieuse, celle des affaires, qui, plus
d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.
Ils avaient là sous la main les livres, la correspondance, les carrés
d'échantillons, ils pouvaient discuter sérieusement et se mettre d'accord
sur ce qui, pendant la semaine, avait été réservé: elle lui rendait compte
de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; à son tour, il
racontait ses démarches à Paris dans l'intérêt de leur maison, il disait
quels commissionnaires, quels commerçants il avait vus, et, tirant de
ses poches les échantillons qu'il avait pu se procurer chez les
marchands de drap et chez les tailleurs, ils les comparaient à ceux qui
avaient été essayés chez eux.
Pendant quelques années, quand ils avaient arrêté ces divers points, leur
tâche était faite pour la soirée: la semaine finie était réglée, celle qui
allait commencer était décidée; mais des temps durs avaient commencé
où les choses ne s'étaient plus arrangées avec cette facilité: la
consommation se ralentissant, il fallait être plus accommodant pour la
vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants seuls,
forcés de courir des aventures, avaient consenti à traiter jusqu'à ce jour;
de grosses faillites avaient été le résultat de ce nouveau système; elles
s'étaient répétées, enchaînées, et il était arrivé un moment où la maison
Adeline, autrefois si solide, avait eu de la peine à combiner ses
échéances.
III
Un soir qu'on attendait Adeline, la famille était réunie dans le bureau
dont on venait de fermer les volets après le départ des ouvriers et des
employés. Dans son fauteuil, la Maman achevait la lecture de l'Officiel,
Berthe tournait les pages d'un livre à images, devant un pupitre Léonie
achevait ses devoirs, et en face d'elle madame Adeline couvrait de
chiffres un cahier formé de lettres de faire part qui, cousues ensemble,
servaient de brouillon et économisaient une main de papier écolier. La
cour si bruyante dans la journée était silencieuse; au dehors, on
n'entendait que les rafales d'un grand vent de novembre, et dans le
bureau que le poêle qui ronflait, le gaz qui chantait et la plume de
madame Adeline courant sur la papier. De temps en temps elle
s'interrompait pour consulter un carnet ou un registre, puis le frôlement
de sa main descendant le long des colonnes de ses additions,
recommençait. C'était hâtivement qu'elle faisait son travail, et le geste
avec lequel elle tirait ses barres trahissait une main agitée.
--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la
Maman.
--Non.
La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement
--Qu'est-ce qui ne va pas!
--Mais rien.
Autrefois, la Maman ne se serait pas contentée de cette réponse, car
évidemment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose
préoccupait sa bru; mais depuis qu'elle s'était fait rembourser sa part de
propriété dans la maison de commerce, elle n'avait plus la même liberté
de parole. Ce remboursement ne s'était pas fait sans résistance, sinon
chez Adeline soumis à la volonté de sa mère, au moins chez madame
Adeline. Qu'une mère avec deux enfants donnât la moitié de sa fortune
à l'un de ses fils, il n'y avait rien à dire, mais qu'elle voulût la donner
entière en dépouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'était pas juste. Et la
bru s'était expliquée là-dessus avec la belle-mère nettement. De ce jour,
les relations entre elles avaient changé de caractère. Quand la Maman
possédait la moitié de la maison de commerce, elle était
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