Baccara | Page 5

Hector Malot
charcutiers, que les castoroles
sont devenues des casseroles, et que «ne rien faire de bon» vaut mieux
qu'arkanser, qu'on doit traduire pour ceux qui n'entendent pas le
normand.
Il fallait qu'Adeline expliquât pourquoi on avait arkansé, car la Maman,
assise du matin au soir dans son fauteuil roulant, lisait l'Officiel d'un
bout à l'autre, et elle ne lui faisait grâce d'aucun détail, plus au courant
de ce qui se passait à la Chambre que bien des députés. Quand son fils
avait parlé, elle discutait les raisons que ses contradicteurs lui avaient
opposées et les pulvérisait, s'indignant que tout le monde n'eût pas voté
comme lui. Sur un seul point, elle le blâmait--c'était sur tout ce qui
touchait aux choses religieuses; ne mettrait-il donc jamais la religion
au-dessus de la politique? Quel chagrin pour elle que dans ces
questions il ne votât point comme elle aurait voulu! il était si soumis, si
pieux, quand il était petit!
Respectueusement il se défendait, mais le plus souvent il cherchait à
changer la conversation en faisant signe à sa femme ou à sa fille de
venir à son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'était point

pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il avait
hâte d'arriver chez lui. C'était pour se retrouver avec les siens dans cette
maison toute pleine de souvenirs, où il avait été enfant, où il avait
grandi, où son père était mort, où il s'était marié, où sa fille était née, où
il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parlât au coeur et ne le
reposât de la vie parisienne vide et fatigante qu'il menait pendant neuf
mois. Comme ces vastes pièces un peu noires d'aspect, comme ces
vieux meubles démodés qu'il avait toujours vus, ces fauteuils de style
Empire, ces pendules en bronze doré à sujets mythologiques, ces fleurs
en papier conservées sous des cylindres depuis la jeunesse de sa mère,
lui étaient plus doux aux yeux que le mobilier du petit appartement de
garçon qu'il occupait dans une maison meublée de la rue Tronchet.
Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait l'appétit dès qu'il
poussait sa porte le disposait mieux à se mettre à table que les bouffées
chaudes qui le frappaient au visage quand il entrait dans les restaurants
parisiens où il mangeait seul! A mesure qu'il revenait dans son milieu
d'autrefois, l'homme d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau
s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien restait à Paris, à Elbeuf
il n'y avait plus que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait
rajeuni; le commerçant remplaçait le député; il n'était plus que mari et
père de famille.
Aussi se fâchait-il contre la politique qu'il lui déplaisait de retrouver à
Elbeuf: c'était de paroles affectueuses, de regards tendres qu'il avait
besoin, du laisser-aller de l'intimité, de sorte que bien souvent, pendant
que la Maman continuait ses discussions, ses approbations ou ses
réprimandes, il oubliait de lui répondre ou ne le faisait qu'en quelques
mots distraits: «Oui, maman; non, maman; tu as raison, certainement,
sans aucun doute.»
C'était assez indifféremment qu'à son retour d'Allemagne il s'était laissé
marier par son père avec une jeune fille née dans une condition
inférieure à la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans il
vivait dans une étroite communion de sentiment et de pensée avec sa
femme, car il s'était trouvé que celle qu'il avait acceptée pour la grâce
de sa jeunesse était une femme douée de qualités réelles que chaque
jour révélait: l'intelligence, la fermeté de la raison, la droiture du

caractère, la bonté indulgente, et, ce qui pour lui était inappréciable
depuis son entrée dans la vie politique--le flair et le génie du commerce
qui faisaient d'elle une associée à laquelle il pouvait laisser la direction
de la maison aussi bien pour la fabrication que pour la vente. Pendant
qu'à Paris il s'occupait des affaires de la France, à Elbeuf elle dirigeait
d'une main aussi habile que ferme celles de la fabrique; en vraie femme
de commerce, comme il n'était pas rare d'en rencontrer autrefois
derrière les rideaux verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus
maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir avec un seul commis
la besogne du bureau: la correspondance, la comptabilité, la caisse et la
paye qu'elle faisait elle-même.
Si bon commerçant que fût Adeline, ce n'était cependant pas d'affaires
qu'il avait hâte de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, il les
connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui écrivait
tous les soirs; c'était sa femme même, c'était sa fille qui occupaient son
coeur, et tout en mangeant, tout en répondant avec plus ou moins
d'à-propos à sa mère, ses yeux allaient de l'une à l'autre. S'il aimait
celle-ci tendrement, il adorait celle-là, et il n'était
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