Baccara | Page 4

Hector Malot

payer, mais alors c'était la faillite. Elles s'étaient sacrifiées et l'honneur
avait été sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la femme avait abandonné
tout ce qu'elle possédait, et la mère, après avoir vendu ses propriétés et
ses valeurs mobilières, s'était encore fait rembourser par son fils aîné la
part qui lui revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant eût pu résister à
la demande de sa mère; en tout cas, il eût pu ne donner que la moitié de
cette part; il l'avait donnée entière, autant par respect pour la volonté de
sa mère que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au
tableau des faillites.
Un commerçant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires
sans embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu
s'imposer cette saignée sans compromettre, semblait-il, la solidité de sa
maison; s'il s'en trouvait un peu gêné, quelques bonnes années
combleraient ce trou; il n'avait qu'à travailler.
Mais justement à cette époque avait commencé une crise commerciale
qui dure encore, et un changement radical dans la mode qui, à la
nouveauté en tissu foulé, fabriqué à Elbeuf depuis trente ou quarante

ans avec une supériorité reconnue, a fait préférer le tissu fortement
serré en chaîne et en trame, fabriqué en Angleterre et à Roubaix;--au
lieu des bonnes années attendues, les mauvaises s'étaient enchaînées; au
lieu de travailler pour combler le trou creusé, il avait fallu travailler
pour qu'il ne s'agrandit pas démesurément, et encore n'y avait-on pas
réussi. Car, pour la nouveauté beaucoup plus que pour les autres
industries, les crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des
primeurs, elle ne se garde pas. Une pièce de drap uni, noir, vert, bleu,
reste en magasin sans autre inconvénient pour le fabricant que la perte
d'intérêt de l'argent avancé et du bénéfice manqué. Une pièce de
nouveauté ne peut pas y rester, le mot même le dit. Lorsque tout a été
disposé par le fabricant pour faire une étoffe neuve: mélange de la
matière, laine de telle espèce avec telle autre laine ou avec la soie;
teinture de ces laines et de cette soie; filature selon l'effet cherché;
tissage d'après certaines combinaisons déterminées pour le dessin, la
force, la façon; apprêt spécial aussi varié dans ses combinaisons que
celles de la teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette étoffe
soit vendue à son heure précise et pour la saison en vue de laquelle elle
a été créée, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la
vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou
changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaillé ne se
présentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis pour
lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilité des crises
commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou
écarte les maladies, les fléaux et les guerres.
Député, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique
comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses
journées au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf
n'est qu'à deux heures et demie de Paris; tous les samedis, après la
séance, il prenait le train, et à neuf heures et demie il arrivait chez lui,
où il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-là, le dîner retardé était
un souper; et tout le monde, même la vieille madame Adeline, âgée de
quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralysée des jambes, qu'on appelait
«la Maman», même la jeune Léonie Adeline, fille de Jean Adeline, qui
depuis la mort de sa mère demeurait chez son oncle, ne se mettait à
table qu'après que le chef de la famille s'était assis à sa place, vide

pendant toute la semaine; les visages étaient épanouis, et, malgré le
retard qui avait dit aiguiser les appétits, on causait plus qu'on ne
mangeait.
--Comment vas-tu, la Maman?
--Bien, mon garçon; et toi? Il y a encore eu du tapage à la Chambre
cette semaine, tu as dû te brûler les sangs, c'est vraiment trop arkanser.
La Maman, restée vieille Elbeuvienne, avait conservé, sans se donner la
peine de les modifier en rien, ses usages d'autrefois aussi bien pour la
toilette que pour le langage et le parler: en été ses robes étaient en
indienne de Rouen, en hiver en drap d'Elbeuf; ses bonnets de tulle noir
garnis de dentelle étaient à la mode de 1840, la dernière à laquelle elle
eût fait des concessions; et avec un accent traînant elle lâchait les mots
de patois normand et les locutions elbeuviennes avec lesquelles elle
avait été élevée, sans s'inquiéter des effarements de ses petites-filles qui,
n'osant pas la reprendre en face, insinuaient adroitement que les
chaircuitiers s'appelaient maintenant des
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