Baccara | Page 3

Hector Malot

vomissaient des tourbillons de fumée. C'était le chiffre d'affaires qui
seul méritait considération, et le leur était supérieur à ceux de leurs
rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne,
celle où les nombreuses opérations de la fabrication du drap, le
dégraissage de la laine en suint, la teinture, le séchage, le cardage, la
filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le dégraissage en pièces, le
foulage, le lainage, le tondage, le décatissage s'exécutent au dehors
dans des ateliers spéciaux ou chez l'ouvrier même, et où la fabrique ne
sert qu'à visiter les produits de ces diverses opérations et à créer la
nouveauté au moyen de l'agencement des fils et du coloris.
Ailleurs qu'à Elbeuf cette prudence et ces façons de gagne-petit eussent
peut-être amoindri et déconsidéré les Adeline, mais en Normandie on
estime avant tout la prudence et on respecte les gagne-petit. Quand on
disait: «Voyez les Adeline», ce n'était pas avec pitié, c'était avec envie
quelquefois et le plus souvent avec admiration. Avec eux on écrasait les
imprudents qui s'étaient ruinés, aussi bien que les parvenus fils
d'épinceteuses ou de rentrayeuses qui, au lieu de continuer le
commerce de leurs pères, jouaient à la grande vie dans leurs hôtels ou
leurs châteaux.
Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, était le digne héritier
de ces sages fabricants; d'aucun de ses pères on n'avait pu dire aussi
justement que de lui: «Voyez Adeline»; et on l'avait dit, on l'avait
répété à satiété, à propos de tout, dans toutes les circonstances:--dès le
collège où il s'était montré intelligent et studieux, bon camarade, estimé
de ses professeurs, le Benjamin de l'aumônier, heureux de trouver en
lui un garçon élevé chrétiennement et de complexion religieuse, ce qui
était rare dans la génération de 1830;--plus tard au tribunal de
Commerce, au conseil général et enfin à la Chambre, où il était un
excellent député, appliqué au travail, vivant en dehors des intrigues de
couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait à fond et alors se faisant
écouter de tous, votant selon sa conscience tantôt pour, tantôt contre le
ministère, sans qu'aucune considération de groupe ou d'intérêt

particulier pesât sur lui.
A un certain moment cependant, ce modèle avait inspiré des craintes à
ses amis. Après avoir travaillé quelques années dans la fabrique
paternelle en sortant du collège, il avait fait un voyage d'études en
Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, à Elbeuf,
qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait
rencontrés dans des casinos, où Adeline jouait gros jeu.
--Un Adeline! Etait-ce possible? Un garçon si sage! La «femme
galante», on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais
les casinos?
Épouvanté, le père avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant à
personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune résistance, et,
soumis, repentant, il était revenu à Elbeuf: il s'était laissé entraîner;
comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais humilié
d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.
On l'avait alors marié.
Et depuis cette époque, il avait été, comme ses amis le disaient en
plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal de
Commerce, des conseillers généraux, des jurés d'exposition et et des
députés.
--Voyez Adeline!
Que lui manquait-il pour être l'homme le plus heureux du monde?
N'avait-il pas tout,--l'estime, la considération, les honneurs, la
fortune?--et une honnête fortune, loyalement acquise si elle n'était pas
considérable.
II
C'était dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, là où
l'on s'en tient aux apparences et où l'on répète consciencieusement les
phrases toutes faites sans s'inquiéter de ce qu'elles valent; il y avait cent

cinquante ans que cette fortune était monnaie courante de la
conversation à Elbeuf, on continuait à s'en servir.
Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette
croyance à une fortune, solide et inébranlable, commençait à être
amoindrie.
A sa mort, le père de Constant Adeline avait laissé deux fils: Constant,
l'aîné, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de
s'associer avec son frère, avait fondé à Paris une importante maison de
laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au
Havre et à Roubaix, d'achat à Buenos-Ayres, à Moscou, à Odessa, à
Saratoff. Celui-là n'avait que le nom des Adeline; en réalité, c'était un
ambitieux et un aventureux; la fortune gagnée dans le commerce petit à
petit lui paraissait misérable, il lui fallait celle que donne en quelques
coups hardis la spéculation. S'il avait vécu, peut-être l'eût-il réalisée.
Mais, surpris par la mort, il avait laissé de grosses, de très grosses
affaires engagées qui s'étaient liquidées par la ruine complète--la sienne,
celle de sa femme, celle de sa mère. A la vérité, elles pouvaient ne pas
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