Baccara | Page 2

Hector Malot
abandonner l'impasse du Glayeul, si à l'étroit qu'ils y fussent. Il

semblait qu'il y eût dans cette obstination une religion de famille, et que
le nom d'Adeline formât avec celui du Glayeul une sorte de raison
sociale.
Pour l'habitation personnelle, il en avait été comme pour la fabrique:
c'était impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeuré, c'était
impasse du Glayeul que ses héritiers continuaient de demeurer;
l'appartement était bien noir cependant, peu confortable, composé de
grandes pièces mal closes, mal éclairées, mais ils n'avaient besoin ni du
bien-être ni du luxe que ne comprenaient point leurs idées bourgeoises.
A quoi bon? C'était dans l'argent amassé qu'ils mettaient leur
satisfaction; surtout dans l'importance, dans la considération
commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, être estimés, pour eux tout
était là, et ils n'épargnaient rien pour obtenir ce résultat, surtout ils ne
s'épargnaient pas eux-mêmes: le mari travaillait dans la fabrique, la
femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient du collège de
Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, c'était pour
travailler,--ceux-ci avec le père, celles-là avec la mère.
Jusqu'à la Restauration, ils s'étaient contentés de cette petite existence,
qui d'ailleurs était celle de leurs concurrents les plus riches, mais à cette
époque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce qui lui restait
de propriétés, ils avaient acheté le château du Thuit, aux environs de
Bourgtheroulde. A la vérité, ce nom de «château» les avait un moment
arrêtés et failli empêcher leur acquisition; mais de ce château
dépendaient une ferme dont les terres étaient en bon état, des bois qui
rejoignaient la forêt de la Londe; l'occasion se présentait avantageuse,
et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer le château, que
d'ailleurs ils s'étaient empressés de débaptiser et d'appeler «notre
maison du Thuit», se gardant soigneusement de tout ce qui pouvait
donner à croire qu'ils voulaient jouer aux châtelains: petits bourgeois
étaient leurs pères, petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur
ostentation dans la modestie.
Cependant cette acquisition du Thuit avait nécessairement amené avec
elle de nouvelles habitudes. Jusque-là toutes les distractions de la
famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux

roches d'Orival, au chêne de la Vierge, en parties dans la forêt qui,
quelquefois, en été, se prolongeaient par le château de Robert-le-Diable
jusqu'à la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais
on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau
temps, s'en aller au Thuit à pied à la queue leu-leu; il fallait une voiture;
on en avait acheté une; une vieille calèche d'occasion encore solide, si
elle était ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle étaient
plaqués en argent, on les avait récurés jusqu'à ce qu'il ne restât que le
cuivre, qu'on avait laissé se ternir. Tous les samedis, après la paye des
ouvriers, la famille s'était entassée dans le vieux carrosse chargé de
provisions, et par la côte de Bourgtheroulde, au trot pacifique de deux
gros chevaux, elle s'en était allée à la maison du Thuit, où l'on restait
jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur temps à se promener à
travers les bois, les parents parcourant les terres de la ferme, discutant
avec les ouvriers les travaux à exécuter, estimant les arbres à abattre,
toisant les tas de cailloux extraits dans la semaine écoulée.
Cependant ces moeurs qui étaient alors celles de la fabrique
elbeuvienne s'étaient peu à peu modifiées; le bien-être, le brillant, le
luxe, la vie de plaisir, jusque-là à peu près inconnus, avaient gagné petit
à petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce
paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indifférence, lassitude
ou dégoût. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux
jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les châteaux
qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?
Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les
habitudes, les usages, les procédés de la vieille maison étaient en 1830
ce qu'ils avaient été en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient été en 1850.
Quand la vapeur avait révolutionné l'industrie, ils ne l'avaient point
systématiquement repoussée mais ils ne l'avaient admise que
prudemment, au moment juste où ils auraient déchu en ne l'employant
pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations coûteuses,
s'étaient-ils contentés de louer à un voisin la force motrice nécessaire à
la marche de leurs métiers mécaniques. Bonnes pour leurs concurrents,
les innovations, mauvaises pour eux. Ils étaient les plus hauts
représentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils

avaient toujours été. Les manufactures puissantes qui s'étaient élevées
autour d'eux ne les avaient point tentés. Ils n'enviaient point ces
casernes vitrées en serres et ces hautes cheminées qui, jour et nuit,
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