Aziyade | Page 4

Pierre Loti
air pur rempli de parfums d'ete; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu'autrefois dans mes nuits des tropiques.
Elle ne m'appartenait pas encore; mais il n'y avait plus entre nous que des barrieres materielles, la presence de son maitre, et le grillage de fer de ses fenetres.
Je passais ces nuits a l'attendre, a attendre ce moment, tres court quelquefois, ou je pouvais toucher ses bras a travers les terribles barreaux, et embrasser dans l'obscurite ses mains blanches, ornees de bagues d'Orient.
Et puis, a certaine heure du matin, avant le jour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par un moyen convenu avec les officiers de garde.

XIII
Mes soirees se passaient en compagnie de Samuel. J'ai vu d'etranges choses avec lui, dans les tavernes des bateliers; j'ai fait des etudes de moeurs que peu de gens ont pu faire, dans les cours des miracles et les tapis francs des juifs de la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bouges etait celui des matelots turcs, le moins compromettant pour traverser de nuit la rade de Salonique. Samuel contrastait singulierement avec de pareils milieux; sa belle et douce figure rayonnait sur ces sombres repoussoirs. Peu a peu je m'attachais a lui, et son refus de me servir aupres d'Aziyade me faisait l'estimer davantage.
Mais j'ai vu d'etranges choses la nuit avec ce vagabond, une prostitution etrange, dans les caves ou se consomment jusqu'a complete ivresse le mastic et le raki ...

XIV
Une nuit tiede de juin, etendus tous deux a terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin,--l'heure convenue.--Je me souviens de cette belle nuit etoilee, ou l'on n'entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cypres dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures; de loin en loin, de vieilles bornes seculaires marquaient la place oubliee de quelque derviche d'autrefois; l'herbe seche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur; c'etait un bonheur d'etre en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre.
Mais Samuel paraissait subir cette corvee nocturne avec une detestable humeur, et ne me repondait meme plus.
Alors je lui pris la main pour la premiere fois, en signe d'amitie, et lui fis en espagnol a peu pres ce discours:
--Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches; l'herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur apres. N'etes-vous pas content de moi? et qu'ai-je pu vous faire?
Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'eut ete necessaire.
--Che volete, dit-il d'une voix sombre et troublee, che volete mi? (Que voulez-vous de moi?) ...
Quelque chose d'inoui et de tenebreux avait un moment passe dans la tete du pauvre Samuel;--dans le vieil Orient tout est possible!--et puis il s'etait couvert la figure de ses bras, et restait la, terrifie de lui-meme, immobile et tremblant ...
Mais, depuis cet instant etrange, il est a mon service corps et ame; il joue chaque soir sa liberte et sa vie en entrant dans la maison qu'Aziyade habite; il traverse, dans l'obscurite, pour aller la chercher, ce cimetiere rempli pour lui de visions et de terreurs mortelles; il rame jusqu'au matin dans sa barque pour veiller sur la notre, ou bien m'attend toute la nuit, couche pele-mele avec cinquante vagabonds, sur la cinquieme dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalite est comme absorbee dans la mienne, et je le trouve partout dans mon ombre, quels que soient le lieu et le costume que j'aie choisis, pret a defendre ma vie au risque de la sienne.

XV
LOTI A PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE
Salonique, mai 1876.
Mon cher Plumkett,
Vous pouvez me raconter, sans m'ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou meme gaies, qui vous passeront par la tete; comme vous etes classe pour moi en dehors du " vil troupeau ", je lirai toujours avec plaisir ce que vous m'ecrirez.
Votre lettre m'a ete remise sur la fin d'un diner au vin d'Espagne, et je me souviens qu'elle m'a un peu, a premiere vue, abasourdi par son ensemble original. Vous etes en effet " un drole de type ", mais cela, je le savais deja. Vous etes aussi un garcon d'esprit, ce qui etait connu. Mais ce n'est point la seulement ce que j'ai demele dans votre longue lettre, je vous l'assure.
J'ai vu que vous avez du beaucoup souffrir, et c'est la un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues annees que j'ai ete lance dans la vie, a Londres, livre a moi-meme a seize ans; j'ai goute un peu toutes les jouissances; mais je ne crois pas non plus qu'aucun genre de douleur m'ait ete epargne. Je me trouve fort vieux, malgre mon extreme jeunesse physique, que j'entretiens par l'escrime et l'acrobatie.
Les confidences
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