Aziyade | Page 5

Pierre Loti
d'ailleurs ne servent a rien; il suffit que vous ayez souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous.
Je vois aussi que j'ai ete assez heureux pour vous inspirer quelque affection; je vous en remercie. Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitie intellectuelle, et nos relations nous aideront a passer le temps maussade de la vie.
A la quatrieme page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez ecrit: " une affection et un devouement illimites. " Si vous avez pense cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraicheur, et que tout n'est pas perdu. Ces belles amities-la, a la vie, a la mort, personne plus que moi n'en a eprouve tout le charme; mais, voyez-vous, on les a a dix-huit ans; a vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de devouement que pour soi-meme. C'est desolant, ce que je vous dis la, mais c'est terriblement vrai.

XVI
Salonique, juin 1876.
C'etait un bonheur de faire a Salonique ces corvees matinales qui vous mettaient a terre avant le lever du soleil. L'air etait si leger, la fraicheur si delicieuse, qu'on n'avait aucune peine a vivre; on etait comme penetre de bien-etre. Quelques Turcs commencaient a circuler, vetus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voutees des bazars, a peine eclairees encore d'une demi-lueur transparente.
L'ingenieur Thompson jouait aupres de moi le role du confident d'opera-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohibees et dans les tenues les moins reglementaires.
Le soir, c'etait pour les yeux un enchantement d'un autre genre: tout etait rose ou dore. L'Olympe avait des teintes de braise ou de metal en fusion, et se reflechissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air: il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosphere et que les montagnes se decoupaient dans le vide, tant leurs aretes les plus lointaines etaient nettes et decidees.
Nous etions souvent assis le soir sur les quais ou se portait la foule, devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d'Orient y jouaient leurs airs bizarres, accompagnes de clochettes et de chapeaux chinois; les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables toujours garnies, et ne suffisaient plus a servir les narguilhes, les skiros, le lokoum et le raki.
Samuel etait heureux et fier quand nous l'invitions a notre table. Il rodait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d'Aziyade, et je tremblais d'impatience en songeant a la nuit qui allait venir.

XVII
Salonique, juillet 1876.
Aziyade avait dit a Samuel qu'il resterait cette nuit-la aupres de nous. Je la regardais faire avec etonnement: elle m'avait prie de m'asseoir entre elle et lui, et commencait a lui parler en langue turque.
C'etait un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d'interprete; depuis un mois, lies par l'ivresse des sens, sans avoir pu echanger meme une pensee, nous etions restes jusqu'a cette nuit etrangers l'un a l'autre et inconnus.
--Ou es-tu ne? Ou as-tu vecu? Quel age as-tu? As-tu une mere? Crois-tu en Dieu? Es-tu alle dans le pays des hommes noirs? As-tu eu beaucoup de maitresses? Es-tu un seigneur dans ton pays?
Elle, elle etait une petite fille circassienne venue a Constantinople avec une autre petite de son age; un marchand l'avait vendue a un vieux Turc qui l'avait elevee pour la donner a son fils; le fils etait mort, le vieux Turc aussi; elle, qui avait seize ans, etait extremement belle; alors, elle avait ete prise par cet homme, qui l'avait remarquee a Stamboul et ramenee dans sa maison de Salonique.
--Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le meme que le tien, et qu'elle n'est pas bien sure, d'apres le Koran, que les femmes aient une ame comme les hommes; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, meme apres que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serres tous les deux ... Et moi, ensuite, je ramenerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.
--Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus; partons tout de suite, ce sera fini apres.
Aziyade comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou; et nous nous penchames tous deux sur l'eau.
--Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez la. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.
Cela etait dit en sabir avec une crudite sauvage que
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