avait ces yeux se leva, et montra jusqu'a la ceinture sa taille enveloppee d'un camail a la turque (feredje) aux plis longs et rigides. Le camail etait de soie verte, orne de broderies d'argent. Un voile blanc enveloppait soigneusement la tete, n'en laissant paraitre que le front et les grands yeux. Les prunelles etaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d'autrefois chantee par les poetes d'Orient.
Cette jeune femme etait Aziyade.
V
Aziyade me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fut cachee; mais un giaour n'est pas un homme; tout au plus est-ce un objet de curiosite qu'on peut contempler a loisir. Elle paraissait surprise qu'un de ces etrangers, qui etaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer, put etre un tres jeune homme dont l'aspect ne lui causait ni repulsion ni frayeur.
VI
Tous les canots des escadres etaient partis quand je revins sur le quai; les yeux verts m'avaient legerement captive, bien que le visage exquis cache par le voile blanc me fut encore inconnu; j'etais repasse trois fois devant la mosquee aux cigognes, et l'heure s'en etait allee sans que j'en eusse conscience.
Les impossibilites etaient entassees comme a plaisir entre cette jeune femme et moi; impossibilite d'echanger avec elle une pensee, de lui parler ni de lui ecrire; defense de quitter le bord apres six heures du soir, et autrement qu'en armes; depart probable avant huit jours pour ne jamais revenir, et, par dessus tout, les farouches surveillances des harems.
Je regardai s'eloigner les derniers canots anglais, le soleil pres de disparaitre, et je m'assis irresolu sous la tente d'un cafe turc.
VII
Un attroupement fut aussitot forme autour de moi; c'etait une bande de ces hommes qui vivent a la belle etoile sur les quais de Salonique, bateliers ou portefaix, qui desiraient savoir pourquoi j'etais reste a terre et attendaient la, dans l'espoir que peut-etre j'aurais besoin de leurs services.
Dans ce groupe de Macedoniens, je remarquai un homme qui avait une drole de barbe, separee en petites boucles comme les plus antiques statues de ce pays; il etait assis devant moi par terre et m'examinait avec beaucoup de curiosite; mon costume et surtout mes bottines paraissaient l'interesser vivement. Il s'etirait avec des airs calins, des mines de gros chat angora, et baillait en montrant deux rangees de dents toutes petites, aussi brillantes que des perles.
Il avait d'ailleurs une tres belle tete, une grande douceur dans les yeux qui resplendissaient d'honnetete et d'intelligence. Il etait tout depenaille, pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.
Ce personnage etait Samuel.
VIII
Ces deux etres rencontres le meme jour devaient bientot remplir un role dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi; on m'eut beaucoup etonne en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pour me suivre, et nous etions destines a passer l'hiver ensemble, sous le meme toit, a Stamboul.
IX
Samuel s'enhardit jusqu'a me dire les trois mots qu'il savait d'anglais:
--Do you want to go on board? (Avez-vous besoin d'aller a bord?)
Et il continua en sabir:
--Te portarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)
Samuel entendait le sabir; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvait tirer d'un garcon intelligent et determine, parlant une langue connue, pour cette entreprise insensee qui flottait deja devant moi a l'etat de vague ebauche.
L'or etait un moyen de m'attacher ce va-nu-pieds, mais j'en avais peu. Samuel, d'ailleurs, devait etre honnete, et un garcon qui l'est ne consent point pour de l'or a servir d'intermediaire entre un jeune homme et une jeune femme.
X
A WILLIAM BROWN, LIEUTENANT AU 3E D'INFANTERIE DE LIGNE, A LONDRES
Salonique, 2 juin.
... Ce n'etait d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens; quelque chose de plus est venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en suis surpris et charme.
Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire, vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystere. C'est la case choisie pour ces changements de decors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez, c'etait pour Isabelle B ..., l'etoile : la scene se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maitresse du grand Martyn; vieille histoire que ces changements de decors, et c'est a peine si le costume oriental leur prete encore quelque peu d'attrait et de nouveaute.)
Debut de melodrame. Premier tableau: Un vieil appartement obscur. Aspect assez miserable, mais beaucoup de couleur orientale. Des narguilhes trainent a terre avec des armes.
Votre ami Loti est plante au milieu et trois vieilles juives s'empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestes ornees de paillettes, des sequins enfiles pour colliers, et, pour coiffure, des catogans de soie verte. Elles se depechent de
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