Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran | Page 8

Alfred Assollant
tigre avec une telle roideur, que s'il l'avait atteint dans le flanc il l'aurait écrasé comme un raisin. Heureusement, il manqua son coup. La pierre ne toucha qu'à peine le tigre à la naissance de la queue, et le culbuta dans le fossé sans lui faire d'autre mal. Quant à Louison, dès qu'elle eut vu Scindiah ramasser la pierre, elle devina son dessein et bondit de l'autre c?té du mur avec une agilité extraordinaire. Là, se voyant en s?reté, elle releva, plaignit et consola son compagnon, qui léchait tristement sa blessure, et partit avec lui, bien résolue à ne plus revoir jamais, ni le palais, ni Corcoran, ni même la belle Sita, qui la comblait tous les jours de caresses et de sucreries.
Mais qu'on se rassure. Ce n'est pas ainsi que devait finir l'amitié de Louison et de Corcoran. Le destin devait les rapprocher bient?t dans les plus graves circonstances.
Ce même destin combla quelques mois plus tard les voeux de Corcoran et de Sita. Dieu leur donna un fils aussi beau que sa mère et qui fut appelé Rama, du nom de l'illustre chef de la dynastie des Raghouides, dont Sita était la dernière descendante. La joie des Mahrattes fut au comble; ils voyaient rena?tre en lui cette race glorieuse. Pendant trois jours toute la nation célébra par des banquets splendides cet heureux événement. Corcoran, toujours économe pour lui-même, mais généreux pour son peuple, fit seul les frais de ces fêtes et de ces réjouissances publiques. Pour la première fois depuis que le monde est monde, on vit un prince qui donnait de l'argent à ses sujets au lieu de leur en demander. Ce fait même est si merveilleux, qu'il pourrait faire mettre en doute l'authenticité de l'histoire du capitaine Corcoran et la véracité de l'historien, si quinze millions de Mahrattes, témoins oculaires, ne vivaient pour attester la générosité du maharajah, et si l'on ne trouvait la description du banquet dans une correspondance du Bombay Times du 21 octobre 1858. Le correspondant termine son récit par les réflexions qui suivent, et qui montrent bien toute l'inquiétude que des maximes de gouvernement si nouvelles causaient aux journaux anglais de l'Inde.
?On ne peut nier que le maharajah actuel, malgré son origine étrangère, ne soit devenu très-populaire parmi les Mahrattes. Il a diminué l'imp?t des cinq dixièmes; il a supprimé les levées d'hommes que faisaient ses prédécesseurs; son armée, qui est peu nombreuse et composée seulement de volontaires, manoeuvre avec un ensemble et une précision admirables; il a fait venir de France et payé comptant cent mille carabines rayées, pourvues de sabres-ba?onnettes et semblables à celles des tirailleurs de Vincennes; son artillerie, sans être excellente, est très-légère et très-supérieure à celle que nous pouvons lui opposer dans l'Inde, où, par la négligence, l'incurie et l'incapacité de lord Braddock et de ses prédécesseurs, toutes nos institutions militaires ont misérablement dépéri; il n'est pas seulement un général habile, ainsi que le colonel Barclay l'a éprouvé à ses dépens, il est le premier soldat de son armée. Ses sujets ont pour lui une sorte d'admiration superstitieuse. Les Indous croient, et il laisse dire, que son corps est impénétrable aux balles et aux poignards. Aussi personne ne serait assez hardi pour se mesurer avec lui, si l'on pouvait avoir envie de conspirer contre sa vie. Sa cravache seule ferait trembler les assassins. Du reste, il est affable, bienveillant, doux avec tout le monde et surtout avec les faibles et les opprimés.
?Quiconque veut pénétrer dans son palais peut le faire à toute heure, sans que les serviteurs repoussent ou interrogent le nouveau venu. Une seule partie du palais est réservée, et c'est celle qu'aucun gentleman ne voudrait montrer,--je veux dire les appartements de la reine; mais Sita se montre elle-même tous les jours au public, et le peuple peut la voir et lui parler. Je dois même dire que sa beauté merveilleuse et sa bonté, dont on raconte des traits surprenants, ne sont pas les moindres causes de la popularité du maharajah Corcoran.
?Son essai de gouvernement représentatif a beaucoup mieux réussi qu'on ne devait s'y attendre dans un pays habitué jusqu'ici au plus dur esclavage; ses députés, comme il les appelle, commencent à comprendre leurs intérêts et à les discuter très-passablement. Pour lui, il ne cherche à influencer personne; il écoute patiemment tout le monde et même les imbéciles, car, disait-il l'autre jour en riant à un Fran?ais qui est venu le visiter, ceux-là aussi ont droit de donner leur avis, d'autant mieux qu'ils forment toujours la majorité.
?Un tel homme, devenu, si jeune encore, par un coup de fortune, par son audace et par son génie, chef d'une nation puissante à l'age où Napoléon Bonaparte lui-même n'était encore qu'un simple officier d'artillerie, est l'ennemi le plus redoutable que nous puissions rencontrer dans l'Inde. Il a tout le génie
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