expressif elle lui montra Corcoran, ce qui, dans la langue des tigres, signifiait assez clairement: ?Mon cher frère à la robe tachetée, j'écoute avec plaisir tes discours, mais il y a des témoins.?
Les yeux du tigre se tournèrent aussit?t vers le Malouin et exprimèrent la plus terrible férocité, ce qui signifiait évidemment:
?N'est-ce que cet importun qui te gêne? Sois tranquille, je vais t'en débarrasser sur-le-champ.?
Déjà il se ramassait pour prendre son élan et sauter sur le mur. De son c?té, Corcoran s'apprêtait à le recevoir avec son revolver....
Au moment même où le grand tigre s'élan?ait, un autre tigre, que personne n'avait vu ni entendu jusque-là, bondit sur lui, le saisit à la gorge et le fit rouler sur l'herbe. Le premier se releva aussit?t et, d'un coup de sa griffe puissante, entama les entrailles de son ennemi en poussant un rugissement de fureur. Le combat fut quelques instants douteux. Le frère de Louison, quoique surpris, se défendait vaillamment. Leurs forces étaient à peu près égales, et une haine pareille les animait l'un contre l'autre.
Louison les regardait tranquillement, quoiqu'elle ne f?t pas indifférente à la querelle; mais elle avait trop l'orgueil de sa race et de sa famille pour craindre que son frère put être vaincu et qu'un tigre du Bengale l'emportat sur un tigre de Java.
Cependant la victoire parut se décider contre le frère de Louison. Il roula sur le gazon et poussa un cri de détresse. A ce cri, les yeux de Louison étincelèrent de mépris. Elle poussa un sourd rugissement qui semblait dire:
?Malheureux! tu fais honte à ta race.?
Ce rugissement rendit la force et le courage au malheureux tigre. Il regarda une dernière fois Louison, donna un coup de dents désespéré à son adversaire et s'élan?a, en grimpant avec la rapidité de l'éclair, sur un chêne voisin, dans les branches duquel il parut chercher un asile.
L'autre, se croyant ma?tre du champ de bataille, entonna, d'une voix qui ressemblait à un tonnerre lointain, son chant de triomphe.
Mais ce chant fut aussi court que sa victoire. Le vaincu, se glissant d'arbre en arbre jusqu'à un sycomore dont les branches pendaient à peu de distance du vainqueur, bondit tout à coup sur lui et, d'un effort désespéré, le saisit à la gorge et l'étrangla net.
Cette fois, la bataille était terminée, et le grand tigre parut attendre les félicitations de Louison. Celle-ci, charmée du courage de son frère, se décida enfin à sauter à bas du mur et disparut dans les ténèbres.
Corcoran eut d'abord envie de la suivre, mais il réfléchit que la nuit était obscure et pleine de piéges, et qu'il valait mieux attendre le lever du jour. Il rentra donc, très-affligé de la perte de Louison, et s'endormit bient?t, mais d'un sommeil agité.
Le matin, au moment où il sortait du palais, décidé à lui donner la chasse, il la vit revenir d'un air aussi gai et d'un coeur aussi content que si elle n'avait rien eu à se reprocher.
A cette vue, le Malouin ne fut pas ma?tre de sa colère, et il alla chercher Sifflante, sa fameuse cravache.
Louison demeura stupéfaite. Elle était allée se promener; quoi de plus naturel? N'était-elle pas née dans les bois, au bord des grands fleuves? Avait-elle perdu le droit imprescriptible, antérieur et supérieur, d'aller et de venir? Elle avait suivi Corcoran comme un ami; devait-elle le considérer désormais comme un ma?tre?
Voilà ce que disaient les yeux de la tigresse; mais le Malouin ne réfléchissait pas que lui-même, on épousant Sita et en la préférant à tout, avait fait quelque chose de semblable et manqué aux devoirs de l'amitié; il ne songeait, comme c'est l'usage de tous les hommes, qu'aux torts de son amie, et il leva Sifflante sur les épaules de Louison.
Ce geste la remplit d'indignation. Quoi! c'est ainsi qu'il la traitait! Le coeur de Louison se gonfla, ses yeux se remplirent de larmes; elle se rejeta en arrière par un bond si brusque, qu'il fut impossible à Corcoran de la retenir.
Il sentit alors sa faute et voulut la réparer. Il jeta au loin la cravache et voulut prendre la tigresse par la douceur; il lui fit les appels les plus touchants et protesta que jamais il ne lui infligerait l'odieux chatiment dont elle avait été menacée un instant.
Elle s'approcha, se laissa caresser, écouta en silence les discours de Corcoran, alla baiser la main de Sita et parut avoir tout oublié; mais il vit bien que quelque chose s'était rompu entre eux, et que la première fleur de leur amitié réciproque était flétrie et desséchée. Il résolut donc de la surveiller plus que jamais et de ne plus la laisser sortir sans lui.
Vers cinq heures du soir, au moment où Louison se préparait à recommencer sa promenade, Corcoran l'enferma dans la grande salle du palais d'Holkar, située au premier étage et qui dominait le parc
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