fait seule.
--Ah! ah! Est-ce que tu vas lui tenir compagnie?
--Moi! seigneur, je m'en garderais bien. J'ai voulu la suivre hier au soir; mais elle n'aime pas qu'on la surveille. Elle s'est retournée si brusquement vers moi, que j'ai couru jusqu'au palais sans m'arrêter.
--Mais enfin, comment sais-tu qu'elle n'était pas seule?
[Illustration: Louison retrouve son frère. (Page 25.)]
--A peine rentré dans le palais, je montai sur le toit en terrasse, et, grace au clair de lune, j'aper?us la tigresse qui était étendue sur le mur du parc et qui avait l'air d'écouter un discours.... Tout à coup, celui que je ne voyais pas prit son élan et sauta sur le mur. Je vis sa tête et ses griffes, car c'était un grand et fort tigre d'une beauté admirable; mais Louison fut sans doute mécontente, car d'un coup de griffe elle le repoussa et le fit dégringoler dans le fossé. Il ne se tint pas pour battu et continua son discours; mais il n'osa pas renouveler l'assaut, car le mur a plus de trente pieds de haut, et il avait d? se fouler au moins une patte. Enfin, il se retira en rugissant.
--Ma foi, dit Corcoran, il faudra que je voie cela.?
III
Grande bataille.
Dès le soir même, vers six heures Corcoran se mit à l'aff?t dans le parc. Par précaution et de peur d'avoir à lutter contre le compagnon de Louison, il prit un revolver.
Il avait tort. Il ne faut jamais se mêler, sans nécessité, des affaires de son prochain, et même de ses plus intimes amis; au reste, Corcoran fut sévèrement puni de sa curiosité, ainsi qu'on le verra bient?t.
Vers six heures un quart, assis sur le mur, à quelques pas de l'endroit désigné, il entendit un grand bruit de feuilles froissées. C'était l'étranger qui se rendait à son poste, dans le fossé, au pied du mur, et qui annon?a tout d'abord sa présence par un rugissement voilé, comme s'il e?t voulu (et c'était, en effet, son intention) n'être entendu que de Louison. Celle-ci ne se fit pas attendre. Elle s'élan?a d'un bond sur le mur, jeta un regard distrait dans le fossé et, sans s'émouvoir de la présence de Corcoran, qu'elle voyait très-bien, écouta le discours du grand tigre.
Il a été longtemps à la mode de croire que les animaux n'avaient qu'un vague instinct et qu'ils ne raisonnaient ni ne sentaient. Descartes l'a dit; Malebranche l'a confirmé; tous deux se sont appuyés sur le témoignage de plusieurs illustres philosophes:--ce qui prouve que les savants n'ont pas le sens commun.
Que Malebranche m'explique, si c'est possible, pourquoi le tigre venait régulièrement tous les soirs faire visite à Louison, et quel scrupule de délicatesse empêchait celle-ci de le suivre au fond des bois et de reprendre sa liberté. C'était (qui pourrait en douter?) l'amitié de Corcoran qui la retenait à Bhagavapour. Ils se connaissaient et s'aimaient depuis si longtemps, que rien ne semblait plus pouvoir les séparer.
Ils se séparèrent pourtant.
La conversation du grand tigre et de Louison devait être intéressante, car elle était fort animée. Corcoran, qui prêtait l'oreille et qui entendait la langue des tigres aussi bien que le japonais et le mandchou, la traduisit à peu près ainsi:
?O ma chère soeur aux yeux fauves, qui brillent dans la nuit sombre comme les étoiles du ciel, disait le tigre, viens à moi et quitte cet odieux séjour. Laisse là ces lambris dorés et ce palais magnifique. Souviens-toi de Java, cette belle et chère patrie, où nous avons passé ensemble notre première enfance. C'est de là que je suis venu en nageant d'?le en ?le jusqu'à Singapore, et redemandant ma soeur à tous les tigres de l'Asie. J'ai parcouru depuis trois ans Java, Sumatra, Bornéo. J'ai fouillé toute la presqu'?le de Malacca, j'ai interrogé tous ceux du royaume de Siam, dont le pelage est si soyeux et si lustré, tous ceux d'Ava et de Rangoun, dont la voix retentit comme un éclat de tonnerre, tous ceux de la vallée du Gange, qui règnent sur le plus beau pays de la terre. Enfin je te retrouve! Viens au bord du fleuve limpide, au milieu des vertes forêts. Mon palais, à moi, c'est la vallée immense, c'est la montagne qui se perd dans les nuages, le Gaurisankar, dont nul pied humain n'a foulé les neiges éternelles. Le monde entier est à nous, comme il est à toutes les créatures qui veulent vivre librement sous les regards de Dieu. Nous chasserons ensemble le daim et la gazelle, nous étranglerons le lion orgueilleux et nous braverons le lourd éléphant, ce misérable esclave de l'homme. Notre tapis sera l'herbe fra?che et parfumée de la vallée, notre toit sera la vo?te céleste. Viens avec moi.?
En même temps une mélodie étrange, qui avait l'apparence d'un rugissement sauvage, roulait dans son gosier en escades sonores.
Louison ne se laissa pas émouvoir. D'un coup d'oeil
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