Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran | Page 3

Alfred Assollant
ce que c'est:--un particulier qui a fait voeu de ne se laver et de ne se brosser jamais.
«Pour lors, tous ces fakirs étaient accroupis autour de leur temple lorsque nous arrivâmes.
Pas un d'eux ne leva la tête et ne dit un mot de politesse. Voyant ça, le capitaine siffla
Louison, qui sauta légèrement à terre, comme une jolie fille qui va au bal. Au premier
bond de la tigresse, qui pourtant ne fit de mal à personne, tous ces endormis se
réveillèrent, et furent debout en un clin d'oeil,--où je vis bien qu'aucun d'eux n'était
paralytique, car ils se sauvèrent tous ensemble dans le temple en criant: Voici Baber
Sahib (voici le seigneur Tigre)! et en implorant Siva.
«Louison allait les suivre, mais le capitaine la retint, pour ne pas les effrayer davantage,
et alla droit au plus fakir de la bande, c'est-à-dire au plus sale et au plus déguenillé. C'était
un vieux à barbe blanche, qui paraissait très-respecté de tous les autres. Pour lors, le
capitaine se met à lui parler dans son patois, qui est, à ce qu'on m'a dit depuis, une
très-belle langue et faite pour les savants. Ce qu'ils se dirent, je ne l'ai pas entendu; mais
j'ai vu les gestes. Le capitaine insistait toujours pour avoir son Gouroukaramta; l'autre
refusait toujours. Tout à coup voilà Louison qui s'impatiente, se dresse debout sur ses
pattes de derrière et appuie ses pattes de devant sur les épaules de Corcoran; histoire de se
faire caresser, la câline. Voyant ça, le fakir tombe à genoux, s'écrie que la volonté de
Dieu se déclare, que le capitaine est la dixième incarnation de Vichnou, qu'il est prédit
dans ses livres que Vichnou doit venir sur la terre avec un tigre apprivoisé; puis il va
chercher son manuscrit et le met dans les mains du capitaine, qui le regardait sans
sourciller et sans paraître étonné, comme s'il eût fait le Vichnou toute sa vie.»
Ce récit naïf eut le plus grand succès; le président félicita Kermadeuc de la part qu'il avait
prise à cette glorieuse expédition, et trois jours après on lisait le récit de la séance dans
tous les grands journaux de Paris.
En revanche, les journaux anglais déclarèrent unanimement que ce Corcoran était un
misérable aventurier, bandit de profession, qu'il avait dérobé le précieux manuscrit du
Gouroukaramta à un voyageur anglais dans les montagnes des Ghâtes, et qu'il avait fait
alliance avec Nana-Sahib pour assassiner tous les Anglais de l'Inde.
Les journaux allemands se partagèrent entre deux camps. Les uns assurèrent que la
découverte du Gouroukaramta n'était pas nouvelle; à les entendre, ce livre était depuis
longtemps publié; le docteur Cornelius Gunker, de Berlin, l'avait eu dans les mains; le
docteur Hauffert, de Goettingue, en préparait depuis longtemps une traduction; le
professeur Spellart, d'Iéna, écrivait un commentaire sur son origine probable. L'autre
camp déclara nettement que le manuscrit était faux, que la copie envoyée par Corcoran
était l'oeuvre de son imagination; qu'il n'avait lui-même jamais vu ni le Gouroukaramta,
ni l'Inde; que les philologues français étaient faits tout au plus pour nouer et dénouer les
cordons des souliers des philologues allemands; que cette nation vaniteuse et légère qui
habite entre le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées et l'océan Atlantique, était
incapable de rien écrire ou dire qui fût utile et bon; qu'elle ne saurait jamais que danser et

faire l'exercice à feu; que si par hasard quelqu'un de ses citoyens avait un peu plus de sens
et de jugement que les autres, il le devait à son origine germanique, étant nécessairement
né en Lorraine ou en Alsace; qu'il fallait, par conséquent, reprendra ces deux provinces
allemandes, frauduleusement détachées de la grande patrie d'Arminius, et qu'enfin le
sabre allemand, la pensée allemande, la critique allemande, la sagesse allemande et la
choucroute allemande (bien entourée de saucisses) étaient au-dessus de tout.
[Illustration: Découverte du Gouroukaramta. (Page 11.)]
A quoi un journal français très-connu répliqua en prenant à témoin les immortels
principes de 1789, et un autre en profita pour réclamer la liberté des mers et la
«neutralisation des détroits,» ce qui acheva d'éclaircir la question si vivement
controversée de l'origine du Gouroukaramta.
Pendant ce temps, Corcoran vivait heureux à Bhagavapour et gouvernait paisiblement ses
peuples; mais un évènement imprévu troubla sa vie et, comme on le verra dans le
prochain chapitre, altéra la tendra amitié qui l'unissait à Louison.

II
Première escapade de Louison.
Un matin, Corcoran était assis dans le parc à l'ombre des palmiers. C'est la qu'il tenait son
conseil et qu'il rendait la justice aux Mahrattes, comme saint Louis à Vincennes ou
Déjocès le Mède en son palais d'Ecbatane. Près de lui, la belle Sita lisait et commentait
les divins préceptes du Gouroukaramta.
Tout à coup Sougriva parut. On n'a pas oublié sans doute que
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