j'ai peu de chose à dire. Je suis né une ligne de pêche à la main. Je montais seul dans la barque de mon père à l'age où les autres enfants connaissent à peine l'alphabet, et quand mon père eut péri en portant secours à un bateau pêcheur en détresse, je m'embarquai sur la Chaste Suzanne, de Saint-Malo, qui allait pêcher la baleine vers le détroit de Behring; après trois ans de courses vers le p?le nord et le p?le sud, je passai de la Chaste Suzanne sur _la Belle-émilie_, de _la Belle-émilie_ sur le _Fier-Artaban_ et du _Fier-Artaban_ sur le _Fils de la Tempête_, un brick ailé qui file ses dix-huit noeuds à l'heure, toutes voiles dehors.
--Monsieur, interrompit le secrétaire perpétuel de l'Académie, vous nous avez promis l'histoire de Louison.
--Prenez patience, répliqua Corcoran, la voici.?
Mais un bruit lointain de tambours lui coupa la parole. On battait le rappel.
--Qu'est ceci? demanda le président avec inquiétude.
--Je devine, répondit Corcoran. C'est le portier effrayé qui a barricadé la porte et qui est allé demander du secours au poste voisin. Poltron, va!
--Parbleu! dit un académicien, il aurait bien mieux fait de laisser la porte ouverte. Je ne perdrais pas mon temps à écouter l'histoire de Louison.
--Attention! dit le capitaine. Voici qui devient sérieux. On sonne le tocsin.?
Effectivement le tocsin retentit au clocher le plus voisin, et se communiqua bient?t à tous les autres avec la rapidité de la flamme poussée par le vent.
?Bombes et mitraille! dit en riant le capitaine. L'affaire sera chaude, ma pauvre Louison, car je vois qu'on va t'assiéger comme une place forte....?
Pour revenir à mon histoire, messieurs, c'était vers la fin de l'année de 1853, j'avais fait construire _le Fils de la Tempête_ à Saint-Nazaire, et je venais de décharger dans le port de Batavia sept ou huit cents barriques de vin de Bordeaux. L'affaire était bonne. Donc, content de moi, de mon prochain, de la divine Providence et de l'état de mes affaires, je résolus un jour de prendre un plaisir qu'on n'a pas souvent sur mer: c'est celui de la chasse au tigre.
Vous n'ignorez pas, messieurs, que le tigre, qui est, d'ailleurs, le plus bel animal de la création,--regardez Louison,--a re?u malheureusement du ciel un appétit extraordinaire. Il aime le boeuf, l'hippopotame, la perdrix, le lièvre; mais ce qu'il préfère à tout, c'est le singe, à cause de sa ressemblance avec l'homme; et l'homme, à cause de sa supériorité sur le singe. De plus, il est délicat, il ne mange jamais deux fois du même morceau, et par exemple, si Louison avait dévoré à déjeuner une épaule de M. le secrétaire perpétuel, rien ne pourrait l'obliger à go?ter de l'autre épaule à l'heure du lunch. Elle est friande comme un chat d'évêque. (Ici le secrétaire fit la grimace.)
?Mon Dieu, monsieur, continua Corcoran, je sais bien que Louison aurait tort, et que les deux épaules se valent: mais c'est son caractère; on ne se refait pas.?
Je partis de Batavia, portant mon fusil sur l'épaule, et chaussé de grandes bottes comme un Parisien qui va chercher un lièvre dans la plaine Saint-Denis. Mon armateur, M. Cornélius Van Crittenden, voulait me faire accompagner par deux Malais chargés de dépister le tigre et de se faire manger à ma place, si par hasard le tigre était plus habile que moi. Vous entendez bien que moi, René Corcoran, dont le bisa?eul était l'oncle du père de Robert Surcouf, je me mis à rire en entendant cette proposition. On est Malouin, ou l'on n'est pas Malouin, n'est-ce pas? Or, je suis Malouin, et, de mémoire d'homme, on n'a jamais entendu parler d'un Malouin mangé par un tigre. Du reste, la réciproque est vraie, et l'on ne sert pas souvent de tigres sur la table des Malouins.
Cependant, comme, après tout, il me fallait des aides pour transporter ma tente et mes provisions, les deux Malais me suivirent, conduisant un chariot.
Je rencontrai d'abord, à quelques lieues de Batavia, une rivière assez profonde qui traversait la forêt des singes, aussi grande et plus peuplée d'animaux carnassiers que le département même de la Seine. C'est dans ces épais fourrés qu'on trouve le lion, le tigre, le boa constrictor, la panthère et le ca?man, les plus féroces de toutes les bêtes de la création,--l'homme seul excepté, qui tue sans besoin et pour le plaisir de tuer.
Dès qu'il fut dix heures du matin, la chaleur devint si forte, que les Malais eux-mêmes, accoutumés pourtant à leur propre climat, demandèrent grace et se couchèrent à l'ombre. Pour moi, je m'étendis dans le chariot, la main sur ma carabine, car je craignais quelque surprise, et dormis profondément.
Un spectacle étrange m'attendait au réveil.
La rivière sur le bord de laquelle j'avais établi mon campement était appelée Mackintosh, du nom d'un jeune écossais qui était venu chercher fortune à Batavia. Un jour, comme il
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