Aventures dun Gentilhomme Breton aux iles Philippines | Page 8

Paul de la Gironiere

Il avait éprouvé des avaries. Plusieurs ballots d'étoffe avaient été
mouillés d'eau de mer. Le consignataire les fit remettre à des
blanchisseurs qui habitaient un des faubourgs de Manille, Sanpaloc.
A peine les eurent-ils ouverts, que la terrible maladie se déclara parmi
eux; et, quelques jours après, elle sévissait dans toute la population du
faubourg.
De là elle passa à Manille, et bientôt envahit toute l'île de Luçon.
Dès son début, cette épidémie moissonnait des milliers d'Indiens.
Les rues de Manille étaient sillonnées, la nuit et le jour, de chariots
remplis de cadavres.
Les habitants, renfermés chez eux, employèrent divers moyens pour se
préserver de la contagion.
Dans quelques maisons on brûlait des herbes aromatiques, on enfumait
toutes les chambres;
Dans d'autres, on inondait les appartements de vinaigre.
Mais rien n'arrêtait la mortalité; la consternation était générale. Aussi
plus d'affaires, plus de promenades, plus de distraction.

Chaque famille restait dans sa demeure; les femmes et les enfants,
prosternés devant l'image du Christ, imploraient à haute voix sa
miséricorde.
Quelques médecins espagnols s'étaient enfuis de la capitale; et ceux qui
restèrent, avec deux Français, MM. Godefroy et Charles Benoît, ne
suffisaient point aux nombreux malades qui réclamaient leur assistance.
Les Indiens, qui n'avaient jamais vu pareille mortalité, s'imaginèrent
que les étrangers empoisonnaient les fontaines et les rivières, pour
détruire la population et s'emparer du territoire.
Cette fatale opinion, qui eut des suites si affreuses, courut bientôt de
bouche en bouche.
Le général qui gouvernait l'île en fut prévenu. C'était alors M.
Folgueras, excellent homme, mais faible et pusillanime.
Soit qu'il ne vît aucun danger pour les étrangers, soit qu'il fût trop
préoccupé lui-même des effets désastreux de l'épidémie, il ne prit
aucune précaution pour la sécurité de ses hôtes.
Le 9 octobre 1820, anniversaire de mon départ de France, commença
un épouvantable massacre à Manille et à Cavite.
M. Victor Godefroy le médecin, et son frère le naturaliste, arrivés
depuis peu à Manille, logeaient avec quatre Français, tous officiers de
la marine du commerce, dans le faubourg de Santa-Cruz.
Ce jour-là, le médecin sortit de très-bonne heure pour voir un malade.
Dans la rue, quelques Indiens commencèrent à lui crier qu'il était un
empoisonneur.
Peu à peu le nombre augmenta, et bientôt il se vit entouré d'un groupe
menaçant.
Des alguazils arrivèrent, s'emparèrent de lui, et, comme un coupable, le
conduisirent à la maison communale.

Au moment où ils allaient lui passer la tête dans un bloc [2] pour le
tenir prisonnier, Godefroy, qui n'avait jamais vu une pareille machine,
se figura qu'elle était un instrument de supplice, et qu'on voulait s'en
servir pour l'étrangler.
Dans l'espoir de conserver sa vie, il sauta par une croisée, et s'enfuit.
Les Indiens coururent après lui, l'atteignirent, et, après lui avoir asséné
deux coups de sabre sur la tête en guise de correction, ils lui lièrent les
mains et le conduisirent chez le corrégidor de Tondoc, M. Varela,
créole de Manille, homme superstitieux et sans instruction, qui
tremblait pour lui-même et croyait autant aux empoisonneurs que les
Indiens.
Il fit venir Godefroy en sa présence, lui adressa quelques paroles et le
fit fouiller par un de ses alguazils, qui trouva sur lui une fiole contenant
quelques onces de laudanum.
Le corrégidor crut alors plus que jamais au poison, traita le pauvre
Godefroy en conséquence, et l'envoya en prison.
Pendant l'interrogatoire qu'avait subi le prétendu empoisonneur,
quelques milliers d'Indiens s'étaient réunis sous les fenêtres du
corrégidor, demandant qu'on leur livrât le prisonnier. Le corrégidor,
pour les calmer, se présenta à son balcon, et à haute voix leur dit:
«Hijos (enfants), l'empoisonneur est en sûreté dans la prison, et il sera
puni selon la gravité de son crime. Nous allons bien voir s'il est
coupable: voici un flacon trouvé sur lui, contenant un liquide qui me
paraît bien suspect; mais il faut nous assurer si c'est bien du poison.
Ainsi, que deux d'entre vous m'amènent un chien, et nous verrons quel
effet produira sur lui cette liqueur.»
Les Indiens ne se firent pas prier, ils lui présentèrent un petit chien; l'un
lui ouvrit la gueule, tandis que l'autre lui versa dans le gosier le contenu
du flacon. Quelques minutes suffirent pour que cette grande quantité de
narcotique produisit son effet; le chien fit quelques pas en chancelant,
et tomba dans un affaissement qui annonçait sa mort.

Le corrégidor et les Indiens n'eurent alors plus de doute; l'expérience
qu'ils venaient de faire était une preuve évidente du crime
d'empoisonnement.
Le premier fit instruire le procès de son prisonnier, tandis que la foule
des Indiens se dirigea vers la maison où se trouvait Godefroy le
naturaliste, avec ses amis.
Réunis sous les croisées, ils n'osèrent d'abord pas les attaquer; ils se
contentèrent de jeter des pierres dans les fenêtres, et de crier: Mort aux
empoisonneurs!
Le gouverneur, instruit de ce qui
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