Aventures dun Gentilhomme Breton aux iles Philippines | Page 9

Paul de la Gironiere
se passait, envoya un sergent et dix
soldats pour protéger la demeure des étrangers. Ceux-ci, effrayés par
les menaces et les clameurs des Indiens, s'étaient réunis dans leur salon,
avaient chargé quelques paires de pistolets, et s'apprêtaient à faire feu
sur celui qui aurait osé franchir le seuil de la porte.
Le sergent et sa petite troupe montèrent l'escalier et se présentèrent à la
porte. Godefroy et ses amis, croyant qu'ils venaient les attaquer, firent
feu sur eux: aussitôt les soldats, sans attendre aucun ordre de leur chef,
déchargèrent leurs armes sur les malheureux Français, qui tous
tombèrent percés de balles.
Le sergent, effrayé de la méprise que sa troupe venait de commettre, se
retira.
Les Indiens alors les remplacèrent, poignardèrent les blessés, pillèrent,
brisèrent les meubles, et ne se retirèrent qu'après avoir accompli leur
oeuvre de meurtre et de dévastation.
L'un d'eux, le poignard tout sanglant dans la main, et au milieu de la
foule qui encombrait la rue, élève la voix et dit:
«Mes frères, vous le voyez tous, le gouverneur envoie fusiller les
empoisonneurs qui veulent nous faire tous périr; n'attendons pas que les
Castillans nous vengent, vengeons-nous nous-mêmes!»

Des cris de joie accueillirent les paroles du fanatique et superstitieux
Indien. La foule se divisa par groupes, qui prirent diverses directions
pour se rendre dans les quartiers où demeuraient les étrangers.
Le capitaine Dibard, celui qui commandait mon navire, son
subrécargue Pasquier; Grosbon, fils du général du même nom, et un
matelot, demeuraient dans le faubourg San-Gabriel.
Ils furent prévenus que les Indiens venaient pour les attaquer; ils
fermèrent leurs portes. Mais quelle résistance pouvaient opposer de
faibles portes à une troupe d'assassins déjà ivres de sang et du désir du
pillage? Aussi leur maison fut-elle bientôt envahie. La mort leur
paraissant inévitable, ils se décidèrent à fuir, chacun du côté où il
espérait trouver une issue.
Le capitaine se dirigea vers la cuisine; mais à peine s'y était-il réfugié,
que les agresseurs, le sabre et le poignard à la main, se précipitèrent sur
lui et le percèrent de mille coups, lui arrachèrent les membres, et les
jetèrent tout palpitants par les croisées.
Pendant que le meurtre du malheureux Dibard s'accomplissait, Pasquier,
Grosbon et le matelot, plus heureux que leur capitaine, avaient traversé
une petite cour, escaladé un mur, et avaient été reçus dans un jardin par
madame Escarella, femme d'un courage héroïque.
Pour les sauver, elle les fit monter dans un donjon; mais à peine
venait-elle d'en fermer la porte, que les assassins, couverts du sang de
l'infortuné Dibard, se présentèrent devant elle et lui demandèrent la
proie qui venait de leur échapper.
«Les Français, répondit madame Escarella, sont sous ma sauvegarde, et
je ne vous les livrerai pas. Si vous voulez briser cette porte, vous
commencerez par m'assassiner moi-même. Vous êtes des lâches;
retirez-vous, ou le gouverneur que j'ai envoyé prévenir ne tardera pas à
vous faire châtier comme vous le méritez.»
L'énergie et la résolution de cette courageuse femme imposèrent assez
aux assassins pour les obliger à se retirer, et ils allèrent chercher dans

un autre quartier des victimes moins bien défendues.
A peu de distance du lieu où venait de se commettre le meurtre du
capitaine Dibard, habitait M. Lestoup, capitaine du navire de Bordeaux
l'Alexandre. Il avait avec lui six personnes de son bord.
Tous étaient à table lorsque les Indiens envahirent leur maison à
l'improviste, se précipitèrent sur eux et les égorgèrent, sans qu'un seul
échappât.
Au même instant, trois Anglais, dans une maison contiguë, subissaient
le même sort que les malheureux Français.
M. Darbel, gérant d'une habitation sur les bords du Pasig, pour se
soustraire à la fureur de ses ouvriers, s'était jeté dans une pirogue qu'il
dirigeait vers Manille, où il espérait se mettre sous la protection des
Espagnols.
Poursuivi, près d'être atteint dans sa frêle embarcation, il sauta à terre;
mais bientôt il se voit entouré par les Indiens, et, considérant sa perte
comme inévitable, il se résignait à mourir. Adossé à un mur, il avait
déjà reçu trois coups de sabre, lorsqu'un métis, témoin de la cruauté de
ses compatriotes, s'élança hors de sa maison, écarta la foule, s'empara
de Darbel déjà presque évanoui, l'entraîna, et l'emporta, pour ainsi dire,
jusqu'à sa demeure.
Cet acte de courage et de dévouement sauva la vie à Darbel et fut cause
de la mort du généreux métis. L'émotion qu'il avait ressentie et l'effort
qu'il avait fait lui produisirent de violentes palpitations de coeur, qui se
terminèrent par la rupture d'un anévrisme.
Il serait trop long de compter ici tous les massacres, tous les crimes
commis dans les faubourgs de Manille et ses environs, sur des
personnes isolées et surprises sans défense. Je terminerai ce déplorable
tableau par le récit d'un dernier drame auquel un de nos compatriotes,
qui habite Paris, échappa comme
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