parcourir le pays dans tous les sens.
Prenant pour guide le premier Indien que je rencontrais, je faisais de
longues courses dans les campagnes, moins occupé à chasser qu'à
admirer cette magnifique nature.
Je savais déjà un peu d'espagnol, auquel je pus bientôt ajouter quelques
mots tagalocs.
Était-ce comme une excitation poétique? était-ce un désir vague
d'affronter des dangers? J'aimais surtout à fréquenter les lieux retirés
que l'on disait infestés de bandits; plus d'une fois j'en rencontrai sur ma
route, mais la vue de mon fusil les tenait en respect, et je n'en avais pas
peur.
Je puis dire qu'à cette époque (et ce n'était sans doute pas bravoure)
j'avais si peu le sentiment du péril que j'étais toujours prêt à me mettre
en avant lorsqu'il y avait un danger à courir.
Je voulais tout voir, tout expérimenter par moi-même: non-seulement la
belle végétation qui se développe si majestueuse sur le sol des
Philippines fixait mon attention, mais aussi les moeurs, les habitudes
des naturels, si différentes de tout ce que j'avais vu jusqu'alors,
excitaient à un haut degré ma curiosité.
J'allais de nuit à des fêtes indiennes dans un grand bourg près de Cavite,
San-Roque, dont les habitants, tous marins ou ouvriers, sont connus
pour les hommes les plus méchants et les plus pervers des Philippines.
Dans ces fêtes, plusieurs fois j'avais assisté à des rixes sanglantes, et vu
tirer les poignards pour une futilité; souvent même je m'étais interposé
avec succès comme médiateur dans ces débats.
Une nuit, j'étais resté plus tard que de coutume à un bal; je me rendais
seul du bourg à la ville, en traversant la presqu'île qui les sépare, lieu
désert et renommé pour les nombreux assassinats qui s'y commettent; à
peu de distance de moi j'entendis des voix confuses, entre lesquelles je
distinguai quelques paroles en anglais, puis un bruit sourd, tel que les
sanglots d'une personne qu'on étouffe.
Deux heures du matin, une nuit obscure étaient trop favorables à des
malfaiteurs pour ne pas me faire présumer que c'était un crime qui
s'accomplissait; sans trop réfléchir, je m'avançai vers l'endroit d'où le
bruit continuait à se faire entendre.
Je n'avais fait que quelques pas, lorsque j'aperçus un groupe d'Indiens
qui me parurent entraîner une personne vers le bord de la mer; je
compris de suite leur intention, et, quelques minutes plus tard, ils
allaient sans doute précipiter une victime dans les flots.
Je m'avançai résolûment à son secours, et, élevant la voix le plus qu'il
m'était possible, dans l'espoir d'être entendu par quelques passants
attardés, je criai:
«Que faites-vous? Vous êtes au moins six contre un. Lâchez cet homme
que vous maltraitez, ou nous allons voir!»
Soit surprise de s'entendre apostrophés dans un moment si inattendu,
soit par crainte, ils s'arrêtèrent, et me répondirent:
«Laissez-nous, nous savons ce que nous faisons; c'est un Anglais qui
nous doit une piastre, et qui ne veut pas nous payer.
«Un Anglais n'a jamais refusé de payer ses dettes, il y a sans doute un
malentendu; lâchez-le sans répliquer, et je réponds pour lui.»
L'assurance avec laquelle je leur parlais leur fit croire que je n'étais pas
seul; ils lâchèrent l'Anglais, qui d'un bond sauta jusqu'à moi, et, libre du
bâillon qui l'empêchait un instant avant de crier, il se mit à jurer comme
un désespéré. Les Indiens m'entourèrent, et tous à la fois cherchèrent à
me donner des explications presque en forme de menaces, car ils
voyaient bien alors que j'étais seul. Je ne voulus pas les écouter, et,
m'adressant à l'Anglais dans une langue que sans doute il ne comprenait
pas, mais familière aux Indiens, je lui dis:
«Vous avez tort, ces braves gens vous ont rendu un service, et vous ne
voulez pas le reconnaître; ils vous réclament une piastre, je la paye pour
vous. Que tout soit fini, suivez-moi; et vous, mes amis, voilà votre
salaire, retirez-vous.»
La piastre acceptée, toute explication devenait inutile. Les Indiens nous
accompagnèrent jusqu'à l'extrémité de la ville; là ils nous quittèrent, en
me faisant de fortes protestations de dévouement et de reconnaissance,
de leur avoir évité, comme ils le disaient, la nécessité de se venger d'un
mauvais débiteur.
L'Anglais, matelot ou novice d'un navire qui était en rade, après m'avoir
remercié, retourna à son bord, et je n'en entendis plus parler.
Peu de jours après cette petite anecdote, je fus obligé d'interrompre mes
promenades et mes excursions favorites. Le choléra, ce terrible fléau,
venait de se déclarer à Manille.
CHAPITRE II.
Choléra à Manille.--Massacre des Européens.
Ce fut au mois de septembre 1820 que le choléra fit irruption pour la
première fois à Manille [1].
Jusqu'à cette époque, ce terrible fléau n'était point encore sorti du
continent indien, lorsqu'un navire chargé d'étoffes de coton, parti de
Madras, poussé par une tempête, arriva à Manille, lieu de sa
destination.
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