pauvre frère Prudent. Nous nous fîmes nos
derniers adieux;--nous ne devions plus nous revoir.
Enfin, après avoir passé six fois le cap de Bonne-Espérance, j'entrepris
ce quatrième voyage, qui devait m'éloigner pour vingt ans de ma patrie.
Le 9 octobre 1819, je m'embarquai sur le Cultivateur, vieux trois-mâts
à moitié pourri, commandé par un vieux capitaine qui n'avait pas
navigué depuis de longues années.
Ainsi, vieux capitaine et vieux navire, telles étaient les conditions dans
lesquelles j'entrepris ce voyage; je dois ajouter que j'avais obtenu une
augmentation de solde.
Nous relâchâmes à Bourbon; nous parcourûmes toute la côte de
Sumatra, une partie de Java, les îles du détroit de la Sonde, celles de
Banca; et enfin, le 4 juillet 1820, plus de huit mois après notre départ
de Nantes, nous arrivions dans la magnifique baie de Manille.
Le Cultivateur alla mouiller près de la petite ville de Cavite.
J'obtins la permission de m'installer à terre, et je pris un petit logement
à Cavite même, distante de Manille de cinq à six lieues.
La liberté que je venais d'obtenir de m'installer à Cavite ne m'affranchit
pas de mes engagements envers mes armateurs; je conservai mon
emploi à bord du Cultivateur, et continuai à donner mes soins à son
équipage.
Dans les années 1819 et 1820, notre commerce avait fait de
nombreuses expéditions aux Philippines; plusieurs navires français
étaient dans le port de Cavite; parmi leurs officiers je fis quelques
connaissances, et me liai d'amitié avec MM. de Malvilain, dont je
parlerai plus loin, Drouand, qui commandait un brick de Marseille, et
enfin avec le docteur Charles Benoît, médecin de l'Alexandre, grand
trois-mâts de Bordeaux.
Benoît eut quelques difficultés avec son capitaine; il débarqua à Cavite
et vint s'installer chez moi.
Nous faisions donc ménage ensemble, vrai ménage de garçon. Notre
personnel se composait d'un vieil Indien, qui remplissait les fonctions
de cuisinier, et d'un très-jeune, cumulant les fonctions de valet de
chambre, de palefrenier, de laquais, etc.
Le temps s'écoulait pour nous rapidement, et dans toute l'insouciance
du jeune âge qui jouit du présent sans penser à l'avenir, lorsqu'un
incident imprévu vint nous séparer.
Un dimanche, je passais la soirée chez le gouverneur de Cavite; Benoît
s'y présenta, les vêtements en désordre et les traits aussi altérés que s'il
venait d'être frappé d'un grand malheur.
«Nous sommes volés, dit-il, pillés, dévalisés; nous ne possédons plus
rien; notre valet de chambre a brisé nos malles, s'est emparé de notre
argent, de nos vêtements, de tout ce que nous possédions, puis il a pris
la fuite.»
La physionomie de Benoît m'avait fait croire à une bien plus grande
catastrophe que le malheur qu'il venait de m'annoncer, ce qui me fit lui
répondre presque en souriant:
«Est-ce pour si peu de chose que vous êtes ainsi bouleversé? Cela n'en
vaut pas la peine; Santiago ne nous a point enlevé une fortune, car vous
et moi nous ne possédions pas grand'chose; et si, comme vous le dites,
nous avons tout perdu, nos navires, où nous sont assurés un gîte et la
nourriture, sont toujours dans le port. Calmez-vous, et allons voir si
Santiago a fait quelque oubli, ou s'il est possible d'aller à sa poursuite.»
Nous nous rendîmes à notre demeure, où bientôt j'eus la conviction que
mon ami Benoît avait raison pour ce qui le concernait; Santiago s'était
littéralement emparé de tout ce qui lui appartenait, mais il avait
scrupuleusement respecté tout ce qui était à moi.
Cette déférence de Santiago pour moi était une énigme; quelques jours
après, mon vieux cuisinier me l'expliqua ainsi:
«Votre compatriote, me dit-il, n'est pas un bon chrétien, c'est un judio
(juif). Jamais il ne prie pendant l'Angélus; tout au contraire, lorsque la
cloche annonce aux fidèles de se recueillir, il prend son flageolet et se
met à jouer, comme s'il voulait tourner en dérision la prière.»
C'était la vérité, et sans aucun doute Santiago avait cru faire une oeuvre
méritoire en dépouillant un mécréant.
Après avoir fait mon inventaire, je fus touché de l'affliction de mon ami;
je lui proposai de nous mettre à la poursuite de Santiago. Nous
montâmes à cheval, et prîmes la direction qu'il avait dû suivre.
La nuit était très-obscure; nous avions de la peine à diriger nos chevaux;
à peu de distance du bourg de San-Roque, nous nous jetâmes dans des
sables mouvants, où nos montures enfonçaient jusqu'à mi-jambes;
Benoît, qui n'était pas bon cavalier, fit une chute qui le démoralisa
complétement. Il me pria de retourner sur nos pas. Le lendemain il
partit pour la capitale, où il espérait que s'était réfugié son voleur; ce ne
fut que plusieurs mois après que je le revis à Manille.
Benoît parti, Cavite et ses alentours me parurent un champ trop limité
pour satisfaire mon penchant aux grandes excursions; le fusil sur
l'épaule, je me mis à
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.