Aventures dun Gentilhomme Breton aux iles Philippines | Page 7

Paul de la Gironiere
courir.
Je voulais tout voir, tout expérimenter par moi-même: non-seulement la belle végétation qui se développe si majestueuse sur le sol des Philippines fixait mon attention, mais aussi les moeurs, les habitudes des naturels, si différentes de tout ce que j'avais vu jusqu'alors, excitaient à un haut degré ma curiosité.
J'allais de nuit à des fêtes indiennes dans un grand bourg près de Cavite, San-Roque, dont les habitants, tous marins ou ouvriers, sont connus pour les hommes les plus méchants et les plus pervers des Philippines.
Dans ces fêtes, plusieurs fois j'avais assisté à des rixes sanglantes, et vu tirer les poignards pour une futilité; souvent même je m'étais interposé avec succès comme médiateur dans ces débats.
Une nuit, j'étais resté plus tard que de coutume à un bal; je me rendais seul du bourg à la ville, en traversant la presqu'?le qui les sépare, lieu désert et renommé pour les nombreux assassinats qui s'y commettent; à peu de distance de moi j'entendis des voix confuses, entre lesquelles je distinguai quelques paroles en anglais, puis un bruit sourd, tel que les sanglots d'une personne qu'on étouffe.
Deux heures du matin, une nuit obscure étaient trop favorables à des malfaiteurs pour ne pas me faire présumer que c'était un crime qui s'accomplissait; sans trop réfléchir, je m'avan?ai vers l'endroit d'où le bruit continuait à se faire entendre.
Je n'avais fait que quelques pas, lorsque j'aper?us un groupe d'Indiens qui me parurent entra?ner une personne vers le bord de la mer; je compris de suite leur intention, et, quelques minutes plus tard, ils allaient sans doute précipiter une victime dans les flots.
Je m'avan?ai résol?ment à son secours, et, élevant la voix le plus qu'il m'était possible, dans l'espoir d'être entendu par quelques passants attardés, je criai:
?Que faites-vous? Vous êtes au moins six contre un. Lachez cet homme que vous maltraitez, ou nous allons voir!?
Soit surprise de s'entendre apostrophés dans un moment si inattendu, soit par crainte, ils s'arrêtèrent, et me répondirent:
?Laissez-nous, nous savons ce que nous faisons; c'est un Anglais qui nous doit une piastre, et qui ne veut pas nous payer.
?Un Anglais n'a jamais refusé de payer ses dettes, il y a sans doute un malentendu; lachez-le sans répliquer, et je réponds pour lui.?
L'assurance avec laquelle je leur parlais leur fit croire que je n'étais pas seul; ils lachèrent l'Anglais, qui d'un bond sauta jusqu'à moi, et, libre du baillon qui l'empêchait un instant avant de crier, il se mit à jurer comme un désespéré. Les Indiens m'entourèrent, et tous à la fois cherchèrent à me donner des explications presque en forme de menaces, car ils voyaient bien alors que j'étais seul. Je ne voulus pas les écouter, et, m'adressant à l'Anglais dans une langue que sans doute il ne comprenait pas, mais familière aux Indiens, je lui dis:
?Vous avez tort, ces braves gens vous ont rendu un service, et vous ne voulez pas le reconna?tre; ils vous réclament une piastre, je la paye pour vous. Que tout soit fini, suivez-moi; et vous, mes amis, voilà votre salaire, retirez-vous.?
La piastre acceptée, toute explication devenait inutile. Les Indiens nous accompagnèrent jusqu'à l'extrémité de la ville; là ils nous quittèrent, en me faisant de fortes protestations de dévouement et de reconnaissance, de leur avoir évité, comme ils le disaient, la nécessité de se venger d'un mauvais débiteur.
L'Anglais, matelot ou novice d'un navire qui était en rade, après m'avoir remercié, retourna à son bord, et je n'en entendis plus parler.
Peu de jours après cette petite anecdote, je fus obligé d'interrompre mes promenades et mes excursions favorites. Le choléra, ce terrible fléau, venait de se déclarer à Manille.

CHAPITRE II.
Choléra à Manille.--Massacre des Européens.
Ce fut au mois de septembre 1820 que le choléra fit irruption pour la première fois à Manille [1].
Jusqu'à cette époque, ce terrible fléau n'était point encore sorti du continent indien, lorsqu'un navire chargé d'étoffes de coton, parti de Madras, poussé par une tempête, arriva à Manille, lieu de sa destination.
Il avait éprouvé des avaries. Plusieurs ballots d'étoffe avaient été mouillés d'eau de mer. Le consignataire les fit remettre à des blanchisseurs qui habitaient un des faubourgs de Manille, Sanpaloc.
A peine les eurent-ils ouverts, que la terrible maladie se déclara parmi eux; et, quelques jours après, elle sévissait dans toute la population du faubourg.
De là elle passa à Manille, et bient?t envahit toute l'?le de Lu?on.
Dès son début, cette épidémie moissonnait des milliers d'Indiens.
Les rues de Manille étaient sillonnées, la nuit et le jour, de chariots remplis de cadavres.
Les habitants, renfermés chez eux, employèrent divers moyens pour se préserver de la contagion.
Dans quelques maisons on br?lait des herbes aromatiques, on enfumait toutes les chambres;
Dans d'autres, on inondait les appartements de vinaigre.
Mais rien n'arrêtait la mortalité; la consternation était générale. Aussi plus d'affaires, plus de promenades, plus de distraction.
Chaque famille restait dans sa demeure; les femmes et les enfants, prosternés
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