Aventures dun Gentilhomme Breton aux iles Philippines | Page 8

Paul de la Gironiere
devant l'image du Christ, imploraient à haute voix sa miséricorde.
Quelques médecins espagnols s'étaient enfuis de la capitale; et ceux qui restèrent, avec deux Fran?ais, MM. Godefroy et Charles Beno?t, ne suffisaient point aux nombreux malades qui réclamaient leur assistance.
Les Indiens, qui n'avaient jamais vu pareille mortalité, s'imaginèrent que les étrangers empoisonnaient les fontaines et les rivières, pour détruire la population et s'emparer du territoire.
Cette fatale opinion, qui eut des suites si affreuses, courut bient?t de bouche en bouche.
Le général qui gouvernait l'?le en fut prévenu. C'était alors M. Folgueras, excellent homme, mais faible et pusillanime.
Soit qu'il ne v?t aucun danger pour les étrangers, soit qu'il f?t trop préoccupé lui-même des effets désastreux de l'épidémie, il ne prit aucune précaution pour la sécurité de ses h?tes.
Le 9 octobre 1820, anniversaire de mon départ de France, commen?a un épouvantable massacre à Manille et à Cavite.
M. Victor Godefroy le médecin, et son frère le naturaliste, arrivés depuis peu à Manille, logeaient avec quatre Fran?ais, tous officiers de la marine du commerce, dans le faubourg de Santa-Cruz.
Ce jour-là, le médecin sortit de très-bonne heure pour voir un malade.
Dans la rue, quelques Indiens commencèrent à lui crier qu'il était un empoisonneur.
Peu à peu le nombre augmenta, et bient?t il se vit entouré d'un groupe mena?ant.
Des alguazils arrivèrent, s'emparèrent de lui, et, comme un coupable, le conduisirent à la maison communale.
Au moment où ils allaient lui passer la tête dans un bloc [2] pour le tenir prisonnier, Godefroy, qui n'avait jamais vu une pareille machine, se figura qu'elle était un instrument de supplice, et qu'on voulait s'en servir pour l'étrangler.
Dans l'espoir de conserver sa vie, il sauta par une croisée, et s'enfuit.
Les Indiens coururent après lui, l'atteignirent, et, après lui avoir asséné deux coups de sabre sur la tête en guise de correction, ils lui lièrent les mains et le conduisirent chez le corrégidor de Tondoc, M. Varela, créole de Manille, homme superstitieux et sans instruction, qui tremblait pour lui-même et croyait autant aux empoisonneurs que les Indiens.
Il fit venir Godefroy en sa présence, lui adressa quelques paroles et le fit fouiller par un de ses alguazils, qui trouva sur lui une fiole contenant quelques onces de laudanum.
Le corrégidor crut alors plus que jamais au poison, traita le pauvre Godefroy en conséquence, et l'envoya en prison.
Pendant l'interrogatoire qu'avait subi le prétendu empoisonneur, quelques milliers d'Indiens s'étaient réunis sous les fenêtres du corrégidor, demandant qu'on leur livrat le prisonnier. Le corrégidor, pour les calmer, se présenta à son balcon, et à haute voix leur dit:
?Hijos (enfants), l'empoisonneur est en s?reté dans la prison, et il sera puni selon la gravité de son crime. Nous allons bien voir s'il est coupable: voici un flacon trouvé sur lui, contenant un liquide qui me para?t bien suspect; mais il faut nous assurer si c'est bien du poison. Ainsi, que deux d'entre vous m'amènent un chien, et nous verrons quel effet produira sur lui cette liqueur.?
Les Indiens ne se firent pas prier, ils lui présentèrent un petit chien; l'un lui ouvrit la gueule, tandis que l'autre lui versa dans le gosier le contenu du flacon. Quelques minutes suffirent pour que cette grande quantité de narcotique produisit son effet; le chien fit quelques pas en chancelant, et tomba dans un affaissement qui annon?ait sa mort.
Le corrégidor et les Indiens n'eurent alors plus de doute; l'expérience qu'ils venaient de faire était une preuve évidente du crime d'empoisonnement.
Le premier fit instruire le procès de son prisonnier, tandis que la foule des Indiens se dirigea vers la maison où se trouvait Godefroy le naturaliste, avec ses amis.
Réunis sous les croisées, ils n'osèrent d'abord pas les attaquer; ils se contentèrent de jeter des pierres dans les fenêtres, et de crier: Mort aux empoisonneurs!
Le gouverneur, instruit de ce qui se passait, envoya un sergent et dix soldats pour protéger la demeure des étrangers. Ceux-ci, effrayés par les menaces et les clameurs des Indiens, s'étaient réunis dans leur salon, avaient chargé quelques paires de pistolets, et s'apprêtaient à faire feu sur celui qui aurait osé franchir le seuil de la porte.
Le sergent et sa petite troupe montèrent l'escalier et se présentèrent à la porte. Godefroy et ses amis, croyant qu'ils venaient les attaquer, firent feu sur eux: aussit?t les soldats, sans attendre aucun ordre de leur chef, déchargèrent leurs armes sur les malheureux Fran?ais, qui tous tombèrent percés de balles.
Le sergent, effrayé de la méprise que sa troupe venait de commettre, se retira.
Les Indiens alors les remplacèrent, poignardèrent les blessés, pillèrent, brisèrent les meubles, et ne se retirèrent qu'après avoir accompli leur oeuvre de meurtre et de dévastation.
L'un d'eux, le poignard tout sanglant dans la main, et au milieu de la foule qui encombrait la rue, élève la voix et dit:
?Mes frères, vous le voyez tous, le gouverneur envoie fusiller les empoisonneurs qui veulent nous faire tous périr;
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 160
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.