Le commandant et le docteur étant débarqués à Birkenhead, le premier
mit le second au courant de la situation, et ce mystère enflamma
l'imagination du docteur. La vue du brick lui causa des transports de
joie. Depuis ce jour, il ne quitta plus Shandon, et vint chaque matin
faire sa visite à la coque du Forward.
D'ailleurs, il fut spécialement chargé de surveiller l'installation de la
pharmacie du bord.
Car c'était un médecin, et même un bon médecin que ce Clawbonny,
mais peu pratiquant. A vingt-cinq ans docteur comme tout le monde, il
fut un véritable savant à quarante; très-connu de la ville entière, il
devint membre influent de la Société littéraire et philosophique de
Liverpool. Sa petite fortune lui permettait de distribuer quelques
conseils qui n'en valaient pas moins pour être gratuits; aimé comme
doit l'être un homme éminemment aimable, il ne fit jamais de mal à
personne, pas même à lui; vif et bavard, si l'on veut, mais le coeur sur
la main, et la main dans celle de tout le monde.
Lorsque le bruit de son intronisation à bord du Forward se répandit
dans la ville, ses amis mirent tout en oeuvre pour le retenir, ce qui
l'enracina plus profondément dans son idée; or, quand le docteur s'était
enraciné quelque part, bien habile qui l'eût arraché!
Depuis ce jour, les on dit, les suppositions, les appréhensions allèrent
croissant; mais cela n'empêcha pas le Forward d'être lancé le 5 février
1860. Deux mois plus tard, il était prêt à prendre la mer.
Le 15 mars, comme l'annonçait la lettre du capitaine, un chien de race
danoise fut expédié par le railway d'Edimbourg à Liverpool, à l'adresse
de Richard Shandon. L'animal paraissait hargneux, fuyard, même un
peu sinistre, avec un singulier regard. Le nom du Forward se lisait sur
son collier de cuivre. Le commandant l'installa à bord le jour même, et
en accusa réception à Livourne aux initiales indiquées.
Ainsi donc, sauf le capitaine, l'équipage du Forward était complet. Il se
décomposait comme suit:
1° K.Z., capitaine. 2° Richard Shandon, commandant. 3° James Wall,
troisième officier. 4° Le docteur Clawbonny. 5° Johnson, maître
d'équipage. 6° Simpson, harponneur. 7° Bell, charpentier. 8° Brunton,
premier ingénieur. 9° Plover, second ingénieur. 10° Strong (nègre),
cuisinier. 11° Foker, ice-master. 12° Wolsten, armurier. 13° Bolton,
matelot, 14° Garry, id. 15° Clifton, id. 16° Gripper, id. 17° Pen, id. 18°
Waren, chauffeur.
CHAPITRE IV
DOG-CAPTAIN.
Le jour du départ était arrivé avec le 5 avril. L'admission du docteur à
bord rassurait un peu les esprits. Où le digne savant se proposait d'aller,
on pouvait le suivre. Cependant la plupart des matelots ne laissaient pas
d'être inquiets, et Shandon, craignant que la désertion ne fit quelques
vides à son bord, souhaitait vivement d'être en mer. Les côtes hors de
vue, l'équipage en prendrait son parti.
La cabine du docteur Clawbonny était située au fond de la dunette, et
elle occupait tout l'arrière du navire. Les cabines du capitaine et du
second, placées en retour, prenaient vue sur le pont. Celle du capitaine
resta hermétiquement close, après avoir été garnie de divers
instruments, de meubles, de vêtements de voyage, de livres, d'habits de
rechange, et d'ustensiles indiqués dans une note détaillée. Suivant la
recommandation de l'inconnu, la clef de cette cabine lui fut adressée à
Lubeck; il pouvait donc seul entrer chez lui.
Ce détail contrariait Shandon, et ôtait beaucoup de chances à son
commandement en chef. Quant à sa propre cabine, il l'avait
parfaitement appropriée aux besoins du voyage présumé, connaissant à
fond les exigences d'une expédition polaire.
La chambre du troisième officier était placée dans le faux pont, qui
formait un vaste dortoir à l'usage des matelots; les hommes s'y
trouvaient fort à l'aise, et ils eussent difficilement rencontré une
installation aussi commode à bord de tout autre navire. On les soignait
comme une cargaison de prix; un vaste poêle occupait le milieu de la
salle commune.
Le docteur Clawbonny était, lui, tout à son affaire; il avait pris
possession de sa cabine dès le 6 février, le lendemain même de la mise
à l'eau du Forward.
«Le plus heureux des animaux, disait-il, serait un colimaçon qui
pourrait se faire une coquille à son gré; je vais tâcher d'être un
colimaçon intelligent.»
Et, ma foi, pour une coquille qu'il ne devait pas quitter de longtemps, sa
cabine prenait bonne tournure; le docteur se donnait un plaisir de savant
ou d'enfant à mettre en ordre son bagage scientifique. Ses livres, ses
herbiers, ses casiers, ses instruments de précision, ses appareils de
physique, sa collection de thermomètres, de baromètres, d'hygromètres,
d'udomètres, de lunettes, de compas, de sextants, de cartes, de plans, les
fioles, les poudres, les flacons de sa pharmacie de voyage très-complète,
tout cela se classait avec un ordre qui eut fait honte au British Museum.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.