avec la mer, dans ses combats livrés aux vents, dans cette
course aventureuse qui ne finit pas toujours au port, et pour peu qu'un
incident inaccoutumé se produise, le navire se présente sous une forme
fantastique, même aux esprits rebelles en matière de fantaisie.
Ainsi du Forward. Et si le commun des spectateurs ne put faire les
savantes remarques de maître Cornhill, les on dit accumulés pendant
trois mois suffirent à défrayer les conversations liverpooliennes.
Le brick avait été mis en chantier à Birkenhead, véritable faubourg de
la ville, situé sur la rive gauche de la Mersey, et mis en communication
avec le port par le va-et-vient incessant des barques à vapeur.
Le constructeur, Scott & Co., l'un des plus habiles de l'Angleterre, avait
reçu de Richard Shandon un devis et un plan détaillé, où le tonnage, les
dimensions, le gabarit du brick étaient donnés avec le plus grand soin.
On devinait dans ce projet la perspicacité d'un marin consommé.
Shandon ayant des fonds considérables à sa disposition, les travaux
commencèrent, et, suivant la recommandation du propriétaire inconnu,
on alla rapidement.
Le brick fut construit avec une solidité à toute épreuve; il était
évidemment appelé à résister à d'énormes pressions, car sa membrure
en bois de teack, sorte de chêne des Indes remarquable par son extrême
dureté, fut en outre reliée par de fortes armatures de fer. On se
demandait même dans le monde des marins pourquoi la coque d'un
navire établi dans ces conditions de résistance n'était pas faite de tôle,
comme celle des autres bâtiments à vapeur. A cela, on répondait que
l'ingénieur mystérieux avait ses raisons pour agir ainsi.
Peu à peu le brick prit figure sur le chantier, et ses qualités de force et
de finesse frappèrent les connaisseurs. Ainsi que l'avaient remarqué les
matelots du Nautilus, son étrave faisait un angle droit avec la quille;
elle était revêtue, non d'un éperon, mais d'un tranchant d'acier fondu
dans les ateliers de R. Hawthorn de Newcastle. Cette proue de métal,
resplendissant au soleil, donnait un air particulier au brick, bien qu'il
n'eût rien d'absolument militaire. Cependant un canon du calibre 16 fut
installé sur le gaillard d'avant; monté sur pivot, il pouvait être
facilement pointé dans toutes les directions; il faut ajouter qu'il en était
du canon comme de l'étrave; ils avaient beau faire tous les deux, ils
n'avaient rien de positivement guerrier.
Mais si le brick n'était pas un navire de guerre, ni un bâtiment de
commerce, ni un yacht de plaisance, car on ne fait pas des promenades
avec six ans d'approvisionnement dans sa cale, qu'était-ce donc?
Un navire destiné à la recherche de _l'Erebus_ et du Terror, et de sir
John Franklin? Pas davantage, car en 1859, l'année précédente, le
commandant MacClintock était revenu des mers arctiques, rapportant la
preuve certaine de la perte de cette malheureuse expédition.
Le Forward voulait-il donc tenter encore le fameux passage du
Nord-Ouest? À quoi bon? le capitaine MacClure l'avait trouvé en 1853,
et son lieutenant Creswel eut le premier l'honneur de contourner le
continent américain du détroit de Behring au détroit de Davis.
Il était pourtant certain, indubitable pour des esprits compétents, que le
Forward se préparait à affronter la région des glaces. Allait-il pousser
vers le pôle Sud, plus loin que le baleinier Wedell, plus avant que le
capitaine James Ross? Mais à quoi bon, et dans quel but?
On le voit, bien que le champ des conjectures fût extrêmement restreint,
l'imagination trouvait encore moyen de s'y égarer.
Le lendemain du jour où le brick fut mis à flot, sa machine lui arriva,
expédiée des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.
Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, à cylindres oscillants,
tenait peu de place; sa force était considérable pour un navire de cent
soixante-dix tonneaux, largement voilé d'ailleurs, et qui jouissait d'une
marche remarquable. Ses essais ne laissèrent aucun doute à cet égard, et
même le maître d'équipage Johnson avait cru convenable d'exprimer de
la sorte son opinion à l'ami de Clifton:
«Lorsque le Forward se sert en même temps de ses voiles et de son
hélice, c'est à la voile qu'il arrive le plus vite.»
L'ami de Clifton n'avait rien compris à cette proposition, mais il croyait
tout possible de la part d'un navire commandé par un chien en
personne.
Après l'installation de la machine à bord, commença l'arrimage des
approvisionnements; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire
emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée et
séchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine; des montagnes de café
et de thé furent précipitées dans les, soutes en avalanches énormes.
Richard Shandon présidait à l'aménagement de cette précieuse
cargaison en homme qui s'y entend; tout cela se trouvait casé, étiqueté,
numéroté avec un ordre parfait; on embarqua
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