Aventures du Capitaine Hatteras | Page 4

Jules Verne
également une
très-grande provision de cette préparation indienne nommée pemmican,
et qui renferme sous un petit volume beaucoup d'éléments nutritifs.
Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la
croisière; mais un esprit observateur comprenait de prime saut que le
Forward allait naviguer dans les mers polaires, à la vue des barils de
lime-juice[1], de pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de
graines d'oseille et de cochléaria, en un mot, à l'abondance de ces
puissants antiscorbutiques, dont l'influence est si nécessaire dans les
navigations australes ou boréales. Shandon avait sans doute reçu avis
de soigner particulièrement cette partie de la cargaison, car il s'en
préoccupa fort, non moins que de la pharmacie de voyage.
[1] Jus de citron.
Si les armes ne furent pas nombreuses à bord, ce qui pouvait rassurer
les esprits timides, la soute aux poudres regorgeait, détail de nature à
effrayer. L'unique canon du gaillard d'avant ne pouvait avoir la
prétention d'absorber cet approvisionnement. Cela donnait à penser. Il y
avait également des scies gigantesques et des engins puissants, tels que
leviers, masses de plomb, scies à main, haches énormes, etc., sans
compter une recommandable quantité de blasting-cylinders[1], dont
l'explosion eût suffi à faire sauter la douane de Liverpool. Tout cela
était étrange, sinon effrayant, sans parler des fusées, signaux, artifices
et fanaux de mille espèces.
[1] Sortes de pétards.
Les nombreux spectateurs des quais de New Princes Docks admiraient
encore une longue baleinière en acajou, une pirogue de fer-blanc

recouverte de guttapercha, et un certain nombre de halkett-boats, sortes
de manteaux en caoutchouc, que l'on pouvait transformer en canots en
soufflant dans leur doublure. Chacun se sentait de plus en plus intrigué,
et même ému, car avec la marée descendante le Forward allait bientôt
partir pour sa mystérieuse destination.

CHAPITRE II.
UNE LETTRE INATTENDUE.
Voici le texte de la lettre reçue par Richard Shandon huit mois
auparavant.
«Aberdeen, 2 août 1859
«Monsieur Richard Shandon,
«Liverpool,
«Monsieur,
«La présente a pour but de vous donner avis d'une remise de seize mille
livres sterling[1] qui a été faite entre les mains de MM. Marcuart & Co.,
banquiers à Liverpool. Ci-joint une série de mandats signés de moi, qui
vous permettront de disposer sur lesdits MM. Marcuart, jusqu'à
concurrence des seize mille livres susmentionnées.
[1] 400,000 francs.
«Vous ne me connaissez pas. Peu importe. Je vous connais. Là est
l'important.
«Je vous offre la place de second à bord du brick le Forward pour une
campagne qui peut être longue et périlleuse.
«Si, non, rien de fait. Si, oui, cinq cents livres[1] vous seront allouées
comme traitement, et à l'expiration de chaque année, pendant toute la

durée de la campagne vos appointements seront augmentés d'un
dixième.
[1] 12,500 francs.
«Le brick le Forward n'existe pas. Vous aurez à le faire construire de
façon qu'il puisse prendre la mer dans les premiers jours d'avril 1860 au
plus tard. Ci-joint un plan détaillé avec devis. Vous vous y conformerez
scrupuleusement. Le navire sera construit dans les chantiers de MM.
Scott & Co., qui régleront avec vous.
«Je vous recommande particulièrement l'équipage du _Forward_; il
sera composé d'un capitaine, moi, d'un second, vous, d'un troisième
officier, d'un maître d'équipage, de deux ingénieurs[1], d'un
ice-master[2], de huit matelots et de deux chauffeurs, en tout dix-huit
hommes, en y comprenant le docteur Clawbonny de cette ville, qui se
présentera à vous en temps opportun.
[1] Ingénieurs-mécaniciens [2] Pilote des glaces.
«Il conviendra que les gens appelés à faire la campagne du Forward
soient Anglais, libres, sans famille, célibataires, sobres, car l'usage des
spiritueux et de la bière même ne sera pas toléré à bord, prêts à tout
entreprendre comme à tout supporter. Vous les choisirez de préférence
doués d'une constitution sanguine, et par cela même portant en eux à un
plus haut degré le principe générateur de la chaleur animale.
«Vous leur offrirez une paye quintuple de leur paye habituelle, avec
accroissement d'un dixième par chaque année de service. A la fin de la
campagne, cinq cents livres seront assurées à chacun d'eux, et deux
mille livres[1] réservées à vous même. Ces fonds seront faits chez MM.
Marcuart & Co., déjà nommés.
[1] 50,000 francs.
«Cette campagne sera longue et pénible, mais honorable. Vous n'avez
donc pas à hésiter, monsieur Shandon.

«Réponse, poste restante, à Gotteborg (Suède), aux initiales K.Z.
«P.-S. Vous recevrez, le 15 février prochain, un chien grand danois, à
lèvres pendantes, d'un fauve noirâtre, rayé transversalement de bandes
noires. Vous l'installerez à bord, et vous le ferez nourrir de pain d'orge
mélangé avec du bouillon de pain de suif[1]. Vous accuserez réception
dudit chien à Livourne (Italie), mêmes initiales que dessus.
[1] Pain de suif ou pain de cretons très-favorable à la nourriture des
chiens.
«Le capitaine du Forward se présentera et se fera reconnaître en temps
utile.
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